C’est Marseille, bébé! Cap sur la cité phocéenne, redevenue l’épicentre du rap game français
Avec Bande organisée, Jul a non seulement pondu un des tubes de l’année mais il a aussi réussi à rassembler un all-star intergénérationnel. L’occasion de revenir sur l’histoire de l’autre capitale du rap français.
Pas besoin d’être fada de rap pour être tombé dessus. Pas besoin non plus d’avoir l’accent des calanques pour y avoir succombé. Avec ses près de 200 millions de vues sur YouTube, le titre Bande organisée et son casting XL -SCH, Kofs, Jul, Naps, Soso Maness, Elams, Solda, et Houari- est bien l’un des cartons de 2020. Mieux: un hymne, à Marseille et sa scène rap. Postée un 15 août, jour de la traditionnelle procession de la Vierge à travers le quartier du Panier, la vidéo a rapidement accumulé les vues. Et les streams: pointant régulièrement dans le Top 100 mondial de Spotify, le single n’a mis que 25 jours pour obtenir le platine -un record pour un disque de rap.
L’explication? Comme toujours dans le cas d’un tube populaire, elle est diffuse. Il y a forcément le refrain -super efficace-, et le rythme kurudo de kermesse -irrépressible. Les phases mémorables aussi, du couplet d’intro de SCH – » Oui, ma gâtée« , l’un des mèmes musicaux de 2020 -au » zumba cafe » de Soso Maness, gimmick incongru qui fait presque figure de hit dans le hit. Quand l’OM bat le PSG, chez lui, en septembre dernier, c’est le refrain que les joueurs reprennent en choeur dans le vestiaire. Aujourd’hui, c’est même devenu une vraie marque de café… Au-delà, Bande organisée doit évidemment beaucoup à son maître d’oeuvre, Jul. Qu’on adore ou qu’on déteste sa musique, le rappeur est un vrai phénomène. En toute indépendance, il a réussi à devenir l’un des artistes français les plus écoutés, alignant les disques « d’or et de platine » (pour reprendre le nom de son propre label). Avec toujours ce mélange de liberté et de bonhomie, de générosité et de roublardise, de fulgurances pop et de kitsch. Pas avare de placements de produits, le clip de Bande organisée comprend des danseuses de carnaval, des aliens, un scooter spatial, ainsi qu’un Jul à la tête surdimensionnée, et doit être probablement le seul tube de ce calibre à remercier le boucher qui a fourni la bidoche du barbecue de fin de tournage (Les Coquières, à Aubagne, quasi 5 étoiles sur Google)…
Mais si le morceau a autant percuté les esprits, c’est surtout pour ce qu’il célèbre. À savoir un certain esprit marseillais, solidaire et grande gueule, drôle et électrique. Rencontré l’an dernier, Julien Schwarzer, alias SCH, expliquait: » Quand tu arrives à Marseille, tu as l’impression de traverser une frontière invisible. Tu n’es plus vraiment en France. Il y a tout ce truc italien, corse, l’Afrique du Nord, etc. C’est super cosmopolite. C’est un monde en soi. Même le crime n’est pas le même qu’ailleurs » (Rires). Une mentalité à part que le rap a su incarner comme aucun autre mouvement artistique. Et ce, depuis ses débuts…
Planète Marseille
Le clip de Bande organisée plante le décor. Scènes dans les vestiaires du stade Vélodrome; ou sur la pelouse du stade Di Giovanni, à l’ombre de la Bonne Mère -la basilique Notre-Dame de la Garde, qui surplombe la ville. Mais également sur le port, entre les conteneurs.
Plus ancienne ville de France, Marseille s’est construite face à la mer. La Méditerranée est sa fenêtre sur le monde. Dans les années 80, par exemple, les navires américains, comme le porte-avion USS Forrestal, s’arrêtent encore régulièrement dans le port phocéen. Après avoir exporté le jazz, le rock et la soul, les GI’s ramènent cette fois le hip-hop, ce nouveau mouvement né de l’autre côté de l’Atlantique, à New York, et commençant à peine à s’implanter en Europe. C’est en France que la sauce prend le plus vite, et bien plus fort qu’ailleurs. Dans les bars du vieux port et du centre-ville, les premiers b-boys marseillais se frottent aux soldats ricains, échangeant références et… bourre-pifs. » Dans les bars, il n’était jamais trop tard pour une bagarre/T’es jeune, t’es le roi, t’as peur de rien/Jusqu’au jour où tu prends un pain d’un Marines américain. » Le récit est signé Akhenaton, sur son premier album solo, Métèque et mat (le titre La Face B).
À l’époque, Philippe Fragione, de son vrai nom, n’a pas 20 ans. Mais déjà des rêves hip-hop plein la tête. Il faut dire qu’il a déjà mis plusieurs fois les pieds sur place, à New York. À force, il a même réussi à s’introduire dans le milieu rap local. En 1988, il traîne en studio, et se retrouve derrière le micro. Celui qui se fait encore appeler Chill Phil se retrouve à rapper sur This Is The B-Side, face B du rappeur Choice M.C., pour ce qui est le premier featuring franco-américain de l’Histoire.
De retour à la maison, il croit plus que jamais à la possibilité d’un rap en français dans le texte. Il a déjà monté un premier groupe, Lively Crew. On y retrouve Eric Mazel, futur Kheops, DJ et activiste hip-hop teigneux, connu pour vandaliser les quelques vinyles hip-hop disponibles à la Fnac, afin de s’en assurer l' »exclusivité ». Quand les deux rencontrent un peu plus tard Shurik’n (Geoffroy Mussard) et Kephren (François Mendy), puis Imhotep (Pascal Perez), le groupe se rebaptise B-Boy Stance, puis IAM. En 1990, le groupe sort une première cassette intitulée Concept. Officiellement, seuls 150 exemplaires sont écoulés. Mais les copies tournent partout. Alors qu’il se balade du côté de Nice, JoeyStarr tombe dessus. Dans son autobiographie, Mauvaise réputation, il raconte: » Je ramène la cassette, fais plein de copies pour des potes, je trouve ça terrible. » Quelques mois plus tard, le Supreme NTM est la révélation de la compilation Rapattitude. Après les amitiés, la petite guéguerre Paris-Marseille peut commencer… De la même manière qu’il fallait choisir son camp dans les années 60 entre les Beatles et les Stones, la rivalité IAM-NTM va agiter la scène rap française naissante.
L’ovni Jul
Grâce à IAM, Marseille va directement trouver sa place dans le paysage hip-hop hexagonal. Dès son premier album … De la planète Mars, en 1991, le groupe pose les bases d’une certaine identité rap marseillaise, ouverte sur l’extérieur, notamment sur l’Afrique. Deux ans plus tard, Ombre est lumière est le premier double album du rap français, porté en triomphe par le carton de Je danse le mia. Mais c’est en 1997 qu’IAM sort son chef-d’oeuvre le plus important, L’école du micro d’argent. Il consacre un groupe, une vision et une ville.
Il crée aussi l’émulation. La jeunesse marseillaise se découvre un médium, un canal pour exprimer son vécu, y compris le plus traumatique. Le 21 février 1995, Ibrahim Ali, jeune Marseillais d’origine comorienne âgé de 17 ans, est tué par des colleurs d’affiches du Front national. Trois jours plus tard, un concert d’hommage est organisé au Café Julien. Sur scène, un collectif en particulier marque les esprits: la Fonky Family. Présent dans la salle, Akhenaton est tellement impressionné qu’il les invite sur son premier album solo, Métèque et mat. Ensemble, ils enregistreront le hit Bad Boys de Marseille.
Le clip est tourné à New York. Mais c’est bien de la cité phocéenne que parle le morceau. Où le soleil n’arrive plus à cacher la violence d’une ville, rongée comme les autres par la crise, mais aussi les trafics. Alors que, dans un premier temps, le hip-hop avait surtout pris racine dans le centre-ville, il trouve de plus en plus écho dans les quartiers nord, où sont rassemblées les populations les plus précarisées. Au discours « conscient » d’IAM, succède un rap « de rue » plus virulent. Au tournant du millénaire, le hip-hop made in France plonge cependant dans le marasme. Après la hype des années 90, les médias font machine arrière et remettent le rap à la marge. Le téléchargement illégal invisibilise un peu plus un genre très piraté. Marseille continue malgré tout de s’agiter. Que ce soit à travers la rage et le discours alter de Keny Arkana ou les albums de L’Algérino, Le Rat Luciano ou des Psy 4 de la Rime -dont sont issus Alonzo et la future superstar Soprano.
Il faudra toutefois attendre le milieu des années 2010 pour que Massilia retrouve son éclat. Elle peut remercier des rappeurs comme SCH, Soso Maness, Naps, etc. Nul n’aura cependant mieux réussi à braquer les projecteurs sur la ville que Jul. Sa musique a beau diviser, voire polariser, son succès interpelle. À force, son indépendance, son éthique de travail, son manque de complexe aussi, ont fini par imposer le respect, jusque chez les plus sceptiques. Né l’année de la sortie de Concept, Julien Mari reçoit son premier ordinateur à treize ans, grâce à un programme scolaire qui offre à chaque élève un PC pour tenter, déjà, de diminuer la fracture numérique. Il y bidouille ses premiers sons, colle des instrumentaux de la Fonky Family pour y rapper ses bouts de textes. Expulsé du lycée à 17 ans, il commence à bosser sur les chantiers de son père, avant de se consacrer à la musique. En décembre 2015, il a déjà réussi à se faire un nom quand il sort My World, sur son nouveau label, D’or et de platine. Enregistré dans une cabane -sur Facebook, il poste des photos de l’abri de jardin en question, rafistolé avec des bâches-, il consacre la formule Jul. Un mix de rap, de variété ( » Je suis comme maman/parfois j’écoute Dalida« ) et d’eurodance (la citation du Barbie Girl d’Aqua sur My World), d’autotune criard et de sincérité désarmante. » J’suis dans le game en claquettes/Dans le carré VIP en survêt’ » , insiste-t-il sur Wesh alors, bon résumé d’un rap baraki qui casse la baraque. Depuis 2014, Jul a ainsi sorti une vingtaine d’albums et tous ont été au moins disque de platine. Il s’est même permis de publier certains projets gratuitement sur le Net -sur lesquels il n’hésite pas à glisser certains de ses plus gros tubes, comme Tchikita en 2016.
Avec l’album 13 organisé, il frappe à nouveau un grand coup. Au-delà du seul carton de Bande organisée, le blondinet à la houpette de gabber est parvenu à rassembler toutes les branches du rap marseillais, mêlant icônes et nouveaux venus. » À Marseille, ça vend du shit et de la chloroquine« , entame par exemple L’Algerino, sur L’étoile sur le maillot, aux côtés d’Alonzo, SCH, Le Rat Luciano… (tous se retrouvant dans un clip dans lequel un Dr Raoult deale en effet l’antipaludique au pied des HLM). Plus loin, Jul fait les backs d’Akhenaton, sur Je suis Marseille, samplant le Marseille la nuit, d’IAM, sur la BO de Taxi. Le résultat est jubilatoire. Avec son casting kilométrique (une cinquantaine de rappeurs, dont… une rappeuse, Keny Arkana), 13 organisé fait l’événement, fun et acrobatique. Symbolique aussi. En conviant toutes les générations, il célèbre une musique et une ville. Mais il dégage plus encore un sens de la solidarité et de la convivialité. À en oublier presque le concept de distanciation sociale.
13 Organisé, distribué par Pias.
8
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici