Serge Coosemans

« Bruxelles 2044: Ibiza sous la pluie, la nouvelle Constantinople surconnectée… »

Serge Coosemans Chroniqueur

La semaine dernière, sur le mode du verre à moitié vide, Serge Coosemans vous dépeignait un Bruxelles futuriste pas très emballant. Ce lundi, le verre est à moitié plein et en 2044, notre capitale joue carrément un rôle contre-culturel (presque) majeur. Sortie de route, S02E04.

Les 50 ans du Fuse sur la Grand-Place ou les Sons of Kraftwerk à Tour & Taxis? Ou, soyons carrément fous, le sous-marin du canal, qui fait venir le deejay Fat Cheb Zboub, le roi du punk raï minimal. En ce début de soirée du vendredi 23 septembre 2044, JohnJohn, Mimoune et Svetlana n’ont que l’embarras du choix pour se trouver un endroit où dignement fêter leur entrée prochaine à la Haute École Carl de Moncharline. Tout juste vingtenaire, le trio n’a que peu de souvenirs du quasi cauchemar sécuritaire qu’était devenu Bruxelles il y a seulement une douzaine d’années. En 2037, le déménagement des instances européennes vers Ankara, principalement motivé par la lassitude de voir l’autorité flamande exiger des pays membres de l’Union l’usage constant du néerlandais en ville, a été une catastrophe politique majeure. Avec la dévaluation rapide des loyers, la fin de la spéculation immobilière, le départ en masse des eurocrates et l’implosion du flamingantisme suite à cet epische kapote stûût, Bruxelles n’en est pas moins devenu beaucoup plus conviviale. S’y sont installés de plus en plus de jeunes désargentés mais énergiques, dont la créativité a transformé la ville en pôle contre-culturel majeur, comparable au New-York et au Manchester eighties ainsi qu’au Berlin des années techno.

Au Comme Chez Zoha, restaurant étoilé de la foisonnante Medina de Molenbeek, JohnJohn lève son verre à une vie urbaine et une nuit festive qu’il juge formidables, excitantes, pleines de promesses. Il trinque à la joie de vivre dans cette « Ibiza sous la pluie », la « nouvelle Constantinople surconnectée », comme l’appellent les meilleurs guides touristiques. Mimoune est quant à lui distrait, car il vient de reconnaître à la table d’honneur du restaurant un humoriste pakistanais qui cartonne dans le monde musulman avec ses moqueries trash sur les islamistes et leur prophète. L’homme dîne tranquillement accompagné de son agent, un punk juif qui porte une kippa à croix gammée. Le magazine Times les a désignés comme les rockstars les plus emblématiques de la nouvelle émulsion orientale, de véritables symboles de la relégation du religieux à la sphère privée. La blague la plus connue et révolutionnaire du comique raconte la difficulté des mollahs à décapiter ces bactéries martiennes qui mettent à mal leur foi intégriste mais s’il est incontestable que la preuve d’une vie dans le cosmos a remis en question pas mal de préceptes religieux, c’est surtout la pression de la jeunesse orientale, son ouverture et sa soif de connaissances, qui chamboulèrent le vieux monde musulman, qui vit désormais à la fois sa Renaissance et ses Années Folles.

Pressés d’aller danser, JohnJohn et ses deux amis décident de se passer de dessert. Au distributeur de cocaïne, JohnJohn choisit une colombienne pure, médicalement approuvée, de marque Escobar, garantie ne provoquer ni migraines ophtalmiques, ni pets du lendemain. Adepte de sensations plus nihilistes, Svetlana se choisit plutôt un gramme de Delarue, surtout parce que le dessin sur le sachet la fait rire, avec ce garçon BCBG qui donne un coup de boule à une hôtesse de l’air. À cours de monnaie, elle change un billet à un policier dans la file, qui lui répond aimablement en la vouvoyant. Jadis médiocre et cavalière, la police bruxelloise connaît elle aussi un véritable renouveau. Il faut dire que reprogrammés en 2039 par le Comité P pour enrayer l’accumulation de bavures caractérisées, les drones survolant la ville enregistrent aujourd’hui la moindre incartade au règlement communal et sont dès lors la garantie d’une police irréprochable.

Dans le bus gratuit et propre de la STIB qui les mène vers le Centre-Ville, JohnJohn ne peut s’empêcher de ricaner d’une harde de touristes Easyjet, ivres dès leur descente d’avion, enfants de ceux qui débarquaient jadis de la même façon à Berlin. –« Ils iront s’abrutir comme des cons au Berghain de Jezus-Eik et rateront certainement le Guggenheim du Botanique », sourit Svetlana. Le trio décide finalement de sortir au New Boccaccio de La Bourse, la discothèque mythique du moment. Ils passent par la Grand-Place, dépavée, transformée en jardin luxuriant, avec des paons et des lynx, un véritable oasis de bien-être. Au Boccaccio, ils dansent quinze heures d’affilée au son du meilleur mix de l’histoire, qui récapitule près d’un siècle de groove tonitruant; du jazz aux mélopées derviches en passant par le rock, le punk, le funk, la techno, la musique africaine. Les gens sont heureux, beaux, transpirent la lumière et rayonnent d’amour. En apesanteur, vers 17 heures, le trio se retrouve sur le piétonnier zen de la Rue Orts, y déjeunant tranquillement d’exquises spécialités libanaises devant un kiosque à musique où apparaît soudainement Selah Sue, la cinquantaine bien tapée sous la choucroute peroxydée quelque peu tombante.

« Sa mère, lâche JohnJohn, j’avais complètement oublié que c’était la Fête d’Anniversaire de la reprise de poids de Bart De Wever! » Pour marquer le coup de cet incident qui a mené à la réunification de la Belgique, en 2034, la Flamande Selah Sue tient à chanter une tripotée de classiques de la francophone Annie Cordy. Très vite, la place se remplit de vieillards aux cheveux bleus, de cyclistes arrogants, de pervers en shorts, d’enfants morveux bourgeois-bohèmes. Une certaine gêne se lit sur les visages de JohnJohn, Svetlana et Mimoune et elle n’échappe pas au regard d’un septuagénaire moqueur, du genre à avoir été clubbeur cynique au vingtième siècle. « Non mais vous croyez quoi, les jeunes?, ricane-t-il, Bruxelles sera toujours Bruxelles, tsé. » JohnJohn repense alors à son Erasmus en Pologne, Svetlana aux concours d’entrée à la Commission Européenne en Turquie et Mimoune à ce nouveau journalisme qui cartonne à Dubaï. De fait, Bruxelles sera toujours Bruxelles. Un endroit jamais totalement exorcisé d’une certaine médiocrité et d’où, à un moment où à un autre, il faut partir.

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