Band of Horses, épique: « On est allés aussi loin que possible »
Le nouvel album de Band of Horses, Things Are Great, ramène les éternels fantasmes de vieux Sud intemporel, électrifiés en mode contemporain. Pour un résultat épique.
« Yes, sir! » Bien la première fois que l’on me donne ce genre de titre honorifique. Mais voilà sans doute une forme de politesse du Sud. C’était il y a quelques semaines, via Zoom. Ce transmetteur qui, ce jour-là d’outre-Atlantique, est d’autant plus décalé que le grisonnant automne belge cause alors avec l’été indien nord-américain. Noir et blanc fade contre couleurs. Déjà une vieille histoire qui fascine les Européens.
L’interlocuteur, Benjamin Bridwell (1978), est le leader de Band of Horses. De façon nonchalante, il profite de sa terrasse ensoleillée en bois blanc dans la petite ville de Caroline du Sud où il réside. À Grassy Creek, « ruisseau herbeux » en français. Le chien Lucille fait partie du décor dans cette partie pastorale en bordure de Mount Pleasant, 60.000 âmes environ, dont sa femme et ses quatre filles, Annabelle, Ivy, Birdie et Georgia, nées entre 2008 et 2015. L’ensemble a tout de la nonchalance provinciale et même des parfums évanescents du rêve ricain, jamais totalement vaincu malgré les multiples désastres sociaux et raciaux comptabilisés au fil des décennies. Ce contexte charrie aussi une forme de torpeur humide, de senteur charnelle, que Bridwell connaît bien puisqu’il est natif d’Irmo, bourgade de 11.000 habitants en Caroline du Sud encore. Happyville, c’est ainsi que le musicien surnomme son État, coincé entre l’autre Caroline nordiste, l’Atlantique et la Géorgie. Si l’on traque quelques indications géographiques, c’est moins par obsession que parce qu’elles traduisent d’emblée deux fondamentaux de l’existence de Band of Horses: le développement de racines americana et le sentiment de migrations ininterrompues. S’il s’est formé à Seattle, dans l’État de Washington, au nord-ouest des États-Unis, le groupe est d’abord le produit des voyages personnels de Bridwell. Notamment à Tucson, en Arizona, où le quadra à tête de pasteur réside un moment.
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Les débuts discographiques de BOH en 2006 avec l’album Everything All the Time marquent l’époque grâce à des morceaux comme The Funeral ou The Great Salt Lake. Ce dernier raconte comment le Lake Murray, en Caroline du Sud toujours, inspire l’écriture textuelle mais aussi cette impression que l’Amérique reste source d’un infini répertoire de musiques fantasmées. Depuis des lustres -au moins depuis Hank Williams (1923-1953)-, les Américains creusent cette vastitude. Et là, on comprend que BOH a le talent nécessaire pour revisiter l’Histoire bossue d’un continent vampire par essence. Par des caractéristiques antagonistes que le groupe lui-même nomme: « Noirceur et légèreté, force et vulnérabilité, apathie et dévotion, espoir et désespoir« . « Je crois, ajoute Bridwell depuis son porche, que tous les albums de Band of Horses ont au moins un point commun. Je me plains toujours de quelque chose (sourire). Même si la plupart des chansons du nouvel album ont été écrites avant la pandémie, avec la volonté absolue de ne pas manquer le moindre détail attaché à la fonction humaine. Et là, je parle d’un bouleversement qui est intervenu dans ma vie personnelle (silence), d’une chose dont j’ai perdu le contrôle. Ce qui a nécessité un véritable processus de reconstruction, y compris dans la façon dont fonctionne Band of Horses. D’une certaine façon, l’impossibilité de voyager à cause du virus m’a obligé à tout coucher sur papier: le bon, l’hideux et le reste. » Parmi les troubles sous-entendus, dans Aftermath, titre apparaissant dans Things Are Great, le nouvel album de la formation, Bridwell évoque sa chute brutale dans l’escalier familial, alors qu’il tient dans ses bras l’une de ses quatre filles. L’issue aurait pu être fatale dans une période où, semble t-il, l’alcool squatte durement le quotidien du musicien. En plus d’une tonne de fumette. C’était sans doute plus le cas hier qu’aujourd’hui, l’homme ayant subi récemment deux ou trois douches froides dans ses relations personnelles. De quoi remettre les compteurs existentiels à zéro.
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Gondoles à Venise
Ces marques qui consistent à explorer les limites de tout territoire, on les retrouve naturellement sur ce sixième album, Things Are Great, d’une totale réussite. Accompagné de nouveaux musiciens -une habitude du quintet mouvant (seize titulaires en une quinzaine d’années)-, Bridwell mène la danse et décide des connexions. Ce drôle de peï, initialement batteur peu compétent -« j’étais juste merdique« -, va peu à peu dessiner le style de BOH, s’emparant du chant principal, mais aussi des claviers et d’une série de guitares. Dont la pedal steel. Cet ingrédient horizontal, qui est à l’americana ce que la gondole est à Venise, permet de laisser ondoyer l’eau sous les ponts des chansons.
Seul membre présent depuis le premier album sur le label Sub Pop -signataire de Nirvana-, Bridwell a suivi un parcours inattendu. Celui qui va de l’apprenti déniaisé au mentor majeur des compositions. S’accompagnant de talents comme celui de Glyn Johns qui avait déjà assumé la production du quatrième album du groupe, Mirage Rock (2012). C’est un impeccable capitaine du son british, reconnu pour ses travaux discographiques de qualité supérieure avec les Stones et les Who. Si BOH façonne le country-rock-americana -les frontières sont floues-, c’est aussi parce que l’infiniment grand géographique se base sur l’infiniment individuel sentimental. Things Are Great est d’abord fait de relations intimes. Benjamin Bridwell: « Je ne veux pas trop spécifier les choses, les environnements, le réel. Mais avec le travail du jeune ingé son Wolfie Zimmerman, la collaboration de Jason Lytle de Grandaddy et celle de Dave Fridmann, producteur de Flaming Lips, on est allés aussi loin que possible. »
Homéopathie sensitive
« Toute ma famille vient de Géorgie. C’est de là que je tire mon sang. Que ce soit la musique écoutée ou mon équipe de football favorite, il y a ce truc qui plante des graines en moi. Avec toujours, cet « oeil noir » -si je peux employer l’expression directement ou pas, liée à l’Histoire de l’esclavage, de l’importation des Africains dont nous avons profité. Il me semble essentiel de reconnaître ce processus de spoliation qui a rendu des villes comme Savannah (Géorgie) extrêmement riches. Essentiel aussi de chercher une forme de guérison en nous-mêmes, et de refuser le blind eye, l’aveuglement sur notre passé. C’est aussi ce qui rend notre musique plus forte, je crois. »
Il est intéressant de voir que dans une société nord-américaine toujours fracturée existent encore des passerelles interraciales constructives. On pense bien sûr à la série The Defiant Ones, disponible sur Netflix, qui raconte le profond lien amicalo-musicalo-business entre Dr. Dre, maestro gangsta rappeur, et l’Italo-New-Yorkais Jimmy Iovine, producteur notamment de Springsteen, Patti Smith et Tom Petty. La culture noire n’est pas étrangère à BOH, parce qu’elle donne au groupe une forme de prolongement charnel de ses ressources naturelles que sont le rock, le folk, la country, l’americana. Là, évidemment, on tombe peut-être dans l’homéopathie sensitive, mince couche entre ce qui semble annoncé et ce qui est ressenti. Toujours depuis sa terrasse peinarde de Caroline du Sud, Benjamin confirme la chimie particulière et précieuse de Band of Horses: « La seule possibilité morale mais aussi musicale est d’embrasser le passé pour le présent et un meilleur futur. Il y a un côté complètement fou et malsain dans ce pays, 60 ans après la lutte pour les droits civiques. La frontière avec l’extrême droite sent mauvais et le centre politique, dont je pourrais faire partie, continue à patauger dans ces eaux boueuses et à traiter une large partie des Afro-Américains comme des citoyens de seconde classe. »
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Sclérose politique
En filigrane, l’album de Band of Horses constitue aussi un subtil manifeste, pas seulement en termes d’échéancier personnel, mais face à la simplification des idées, des relations, des circuits sociaux. Benjamin ne fait pas partie des spectateurs assidus de Fox News (puissante télé de droite) et est vacciné. Il est quand même rare dans le cadre d’une interview avec un artiste américain d’entendre dire ceci de la part d’un musicien: « La société US continue à être extraordinairement sclérosée par l’idée de classes, la dirigeante, la moyenne, l’ouvrière. Toutes ayant la volonté de pouvoir survivre. Mais l’Histoire nous apprend qu’à un moment donné, les gens se mettent en route pour combattre ce qui les abaisse. J’ai conscience que cette déclaration est crue mais on en est là. » Sans être richissime -les différents sites spécialisés situent les avoirs de Ben entre un et cinq millions de dollars-, le leader de BOH n’est pas exactement SDF. Comment juge-t-il sa situation financière et morale? « Je viens de la classe moyenne. Mes parents avaient tous les deux une bagnole. Mais quand j’ai quitté la maison et que je suis allé vers l’ouest, Seattle, l’Oregon, j’ai dû avoir recours à des bons gouvernementaux pour avoir de la nourriture. Je me suis trouvé pauvre. Très pauvre. Et donc, avoir du succès, en tout cas une forme de succès dans le business musical, reste pour moi quelque chose d’extrêmement étrange. » Ce qui fait qu’on mettrait bien dix dollars sur le fait que la bio tordue, compliquée et fauchée de notre interlocuteur, n’est pas forcément étrangère aux chansons sensées, juteuses et attachantes de BOH et à leurs traces joliment américaines.
Band of Horses – « Things Are Great »
Distribué par ADA. ****
La période et la genèse de l’album ont été secouées, pas de doute. Dans Lights, Benjamin Bridwell raconte comment une soirée arrosée dans un van avec un partenaire de bringue tourne mal. Face à l’interdiction US de s’alcooliser en dehors des bars et des domiciles, le Band of Horses en chef se retrouve « comme dans un épisode de Law & Order (New York, police judiciaire en VF, NDLR)« . « Avec les flics qui débarquent et la prise d’empreintes. Au final, il ne s’agissait pas d’une enquête sur un crime mais plutôt de savoir où passent les relations et l’amour… » Disque relationnel, Things Are Great l’est intensément. Avec, toujours, ce contraste entre les textes noir et gris, et la voix décisive de Bridwell. La fibre crayeuse de celle-ci, comme remontée du fond des âges, agit comme un scanner enthousiaste de l’âme. C’est de toute évidence présent dans les meilleurs moments: Hard Times qui parle d’une rupture, le déjà cité Lights et la ballade rêveuse You Are Nice to Me. Formant au final l’un de ces albums à double lecture: le plaisir et la densité de la musique, mais aussi une approche de notre psyché collective que n’aurait peut-être pas désapprouvée le vieux Sigmund.
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