Auto-tune (6/6): le jazz met les gaz

Miles Davis était passionné par les voitures de sport italiennes et la vitesse. Il réchappera d'un grave accident avec sa Lamborghini en 1972. © gettyimages
Julien Broquet
Julien Broquet Journaliste musique et télé

Cadeau de gangsters, incarnation du cool ou briseuse de destin, la voiture a accompagné de ses ronronnements et rugissements la longue histoire du jazz. On the road again…

C’est l’histoire de deux avènements concomitants. Alors qu’en 1917, l’enregistrement du Livery Stable Blues de l’Original Dixieland Jass Band marque la naissance officielle du jazz, la voiture, elle, se développe et achève sa démocratisation. Les années 1910 à 1920 représentaient l’enfance de l’industrie automobile. Les années 1920 à 1940 sont celle de la maturité. Les innovations comme les chaînes d’assemblage mobiles d’Henry Ford et de Cadilllac ont fait baisser les prix et rendu les bagnoles plus faciles à conduire. Les routes se multiplient, s’élargissent et se goudronnent. Les caisses, jusque-là ouvertes et relativement courtes (sans porte, ni pare-brise ni fenêtre, la Ford T ressemblait à une calèche tirée par des chevaux), voient leur châssis s’allonger et leurs habitacles se refermer.

Les concours d’élégance battent leur plein (en France du moins) et les années 20 font naître ce qui reste pour beaucoup les plus belles voitures jamais dessinées. Comme les moteurs vrombissants et les carlingues étincelantes, le jazz est une affaire de style. En France, la Première Guerre mondiale terminée, un mouvement d’euphorie et de libération envahit la société. Bouillonnement et effervescence. Le plaisir et l’exubérance sont érigés en mode de vie. Les années 20 deviennent les Années folles et Paris en est l’épicentre. Les soldats américains ont ramené le jazz avec leurs fusils et ce dernier rencontre un vif succès notamment sur les Champs-Élysées avec « La Revue nègre » animée par la sulfureuse Josephine Baker, ses bananes et son Charleston. Puis aussi le clarinettiste Sidney Bechet déguisé en vendeur de fruits… Le Paname de l’époque se grise de nouveauté. Et l’automobile en profite pour s’imposer comme un symbole de prestige, de bon goût et d’évasion. Les prix ont chuté. De 10.000 à 15.000 francs avant la première Guerre mondiale. De 3.000 à 6.000 francs dans les années 1920. Les bagnoles envahissent les rues. L’électroménager révolutionne le quotidien. Avec l’époque naît un nouvel idéal: celui de la femme moderne et sportive.

Auto-tune (6/6): le jazz met les gaz

La voiture symbole d’émancipation? Aux États-Unis, en 1919, Duke Ellington, alors seulement âgé de 19 ans, a déjà une caisse (une maison et un fils aussi) mais il reste une exception. Le jazz parade (à pied, sur des calèches, sur des camions) dans les rues des grandes villes, mais il reste assez sédentaire. Et quand les musiciens quittent la Nouvelle-Orléans pour Chicago, c’est souvent en train que cela se passe. Le pays est à l’ère de la Prohibition. Les premiers jazzmen bougent peu. Les groupes de l’époque jouent sur des scènes illicites aux mains de la mafia et des gangsters. Le Cotton Club à Harlem et le Sunset Cafe, aussi connu sous le nom de Grand Terrace (le meilleur cabaret jazz de Chicago) et dirigé par Al Capone, accueillent et financent des musicos comme Duke Ellington et Louis Armstrong. Le pianiste Art Rodes se souvient du jour où un caïd a auditionné son petit orchestre, offert à tout le monde à boire et à manger, 100 dollars et assez d’argent pour acheter une voiture et ainsi permettre au groupe de se rendre au travail… À Harlem, le racketteur Ed Smith invitait périodiquement ses musiciens à acheter des bagnoles et à le rembourser à coups de billets de cinq dollars. Les belles voitures qui trônent devant les clubs sont cependant celles des bandits. Rarement celles de leurs protégés…

L’ère des grandes tournées correspond à la vogue de la musique swing et à l’apogée des grands orchestres. Mais si les groupes se déplacent généralement dans des bus, voire des trains parfois très luxueusement aménagés (le Duke Ellington Orchestra voyagera dès le milieu des années 1930 dans deux wagons Pullman pour éviter les longs trajets inconfortables en autocar et l’humiliation de ne pas pouvoir dormir dans certains hôtels), les gangsters aiment les belles bagnoles. Capone se promène dans des vêtements flamboyants et une Cadillac Town Sedan blindée de trois tonnes équipée d’une sirène et d’un récepteur radio. Là où Lucky Luciano, le « capo di tutti capi » (le chef de tous les chefs), se déplace en Lincoln Continental avec chauffeur. Elles représentent même toute leur époque. La fuite et les règlements de comptes.

Auto-tune (6/6): le jazz met les gaz

Outil du playboy

La voiture, de préférence décapotable, a davantage la cote auprès des jazzmen West Coast. Avec eux, elle incarne le cool. Chet Baker, entre autres, est un fou de vieilles bagnoles. Elles se glissent à l’avant et à l’arrière des pochettes. Cultivent l’image du playboy… « La première chose que tu devais avoir avec une maison pareille, c’était beaucoup de voitures, expliquait Dave Pell au sujet de sa demeure dans les suburbs de Los Angeles. J’en avais quatre. Dont une Corvette et une Cadillac. Tous les musiciens que je connaissais et qui vivaient en banlieue avaient plusieurs voitures. Ce n’était pas des collections ou quoi que ce soit du genre. Tout le monde dans le business de la musique avait autant de bagnoles parce que si l’une ne démarrait pas, tu devais pouvoir sauter dans une autre pour arriver au studio à l’heure. Si tu débarquais en retard, tu n’avais plus de boulot la fois d’après. Les musiciens avaient une vie de rêve. (…) Tout ce dont on devait se préoccuper, c’était les ralentissements sur la route. » (1)

Les ralentissements et les collisions. Tour à tour saxophoniste de Baker et de Pelle, Bob Gordon décède en 1955 dans un accident de la route alors qu’il se rend à San Diego pour un concert (il a un engagement avec Pete Rugolo). Un an plus tard, c’est au tour de Clifford Brown (25 ans) de mourir dans un crash de bagnole. Véritable athlète et génie de la trompette, improvisateur intarissable, Brown en avait déjà connu un en 1950. Il était même resté immobilisé pendant plus d’un an. Mais Dizzy Gillespie l’a encouragé à revenir sur une scène qui déjà à l’époque le tenait en haute estime. Le 26 juin 1956, sur la route de Philadelphie à Chicago, et alors que Clifford est sur le point de devenir une star, sa voiture quitte la route. Le pianiste Richie Powell et sa femme Nancy, qui conduit le véhicule pour laisser les deux musiciens se reposer, partiront eux aussi dans l’embardée.

Auto-tune (6/6): le jazz met les gaz

Le jazz, les voitures, le drame, Barney Wilen en a fait un disque. En 1968, le saxophoniste français qui accompagne Miles sur la musique d’Ascenseur pour l’échafaud sort l’album Auto Jazz: Tragic Destiny of Lorenzo Bandini. Un album consacré à la course automobile et plus précisément au tragique destin du pilote italien. Wilen réalise des prises sonores lors du 25e Grand Prix de Monaco et est témoin du terrible accident. Auteur d’une sortie de route, piégé sous sa voiture en feu, Bandini succombera deux jours plus tard à ses blessures. Le jazzman organise une série de manifestations associant musique, bruits et projections vidéo de la course. Puis enregistre l’année suivante Auto Jazz. Expectancy (attente), Start, Tribune Princiere, Hair Pin (que l’on pourrait traduire par « virage en épingle à cheveux ») et Canyon Sounds and Destiny. Chaque titre fait référence à un moment particulier de la course.

Miles and more…

L’excessif Miles Davis était passionné par les voitures de sport italiennes et la vitesse. Lorsqu’en 1969, un journaliste lui demande comment il décide si un morceau est digne d’intérêt, Davis répond par une analogie automobile: « C’est ainsi qu’on juge une voiture: au démarrage. C’est la même chose. Je ne conduis pas une Ferrari pour faire beau mais parce que j’aime ça. » En octobre 1972, le trompettiste est victime d’un terrible accident de la route. Il démolit sa Lamborghini Miura sur un muret de pierres de la West Side Highway. Se blesse gravement aux jambes. « Ce soir-là, on était rentrés de tournée, explique le miraculé dans son autobiographie. Tout le monde était un peu fatigué. Je n’avais pas envie de dormir même si j’avais pris un somnifère. Je suis parti. J’ai pris, je crois, la direction d’un club after hours d’Harlem. Bref. Je me suis endormi au volant et j’ai balancé ma Lamborghini contre le séparateur de voies. Je me suis cassé les deux chevilles. » C’est le cinéaste et producteur James Glickenhaus, qui roule par hasard derrière lui, qui retrouvera le trompettiste abîmé, ainsi que deux sacs de poudre blanche sur le plancher de la bagnole…

(1) Why Jazz Happened, de Marc Myers, University of California Press.

La Voisin

Auto-tune (6/6): le jazz met les gaz

Durant les années 1920 et 1930 en France, le jazz attire pour l’essentiel les classes aisées, plutôt parisiennes, qui cherchent à s’encanailler et sont en quête de modernité. Une modernité qu’elles trouvent aussi dans les salons automobiles. À l’époque, les constructeurs recherchent un maximum de classe et d’élégance. Inventions, nouveaux accessoires, matériaux rares… À la sortie de la Première Guerre mondiale, l’industrie entend satisfaire les nouveaux riches. L’esthétique est soignée jusque dans ses moindres détails. Éclairage intérieur, cendrier, tablette et vitres coulissantes… Ivoire, inox, acajou et cuirs de qualité… Les prix chutent. L’heure est au luxe. Comme en attestent les méconnues Voisin. Pionnier français de l’Aéronautique (il s’illustre dès 1905 en décollant de la Seine sur un planeur modifié par ses soins), Gabriel Voisin se détourne en 1918 de l’aviation et s’oriente vers la construction automobile qui lui semble plus prometteuse. Il sera l’un des premiers à imposer sa propre carrosserie. Contrairement à Renault et Citroën qui font dans le véhicule de grande série, Voisin ne veut que du haut de gamme. Se distinguer par ses idées, et le design et l’aérodynamisme de ses modèles. Ceux-ci séduisent la jet-set de l’époque (la marque fournit même les voitures présidentielles). De Mistinguett à Le Corbusier. De Man Ray à Jean Gabin en passant par Maurice Chevalier. Grand adepte de la marque, Josephine Baker (photo) est ici au volant d’une 14CV de 1926. Voiture moderne et d’un goût exquis. La classe à la française.

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