Au-delà de cette limite, votre corona-test n’est plus valable: quel avenir pour les musiciens boomers?

Bettye LaVette chantait aux côtés de Bon Jovi lors de la cérémonie d'investiture de Barack Obama, en 2009. © REUTERS/Jason Reed
Serge Coosemans
Serge Coosemans Chroniqueur

Après la crise sanitaire, voilà la crise économique et culturelle. Au-delà du blabla « plus de sous par ci, plus de sous par là », une question concrète: reverra-t-on un jour sur scène des artistes actuellement âgés de plus de 70 ans? Ou alors, le virus, d’un claquement de doigts à la Thanos, vient-il de mettre fin à de nombreuses carrières? Crash Test S05E35, pour une fois, ça ne rigole pas.

En 2004, à l’âge de 70 ans, Leonard Cohen fait ses comptes. Il pense avoir en banque entre 5 et 6 millions de dollars. On lui apprend qu’il ne dispose que d’une réserve de 150.000 balles. « Sonné comme un boxeur K.O., écrit le journaliste Gilles Tordjman dans Leonard Cohen, sa biographie de 2006 chez Castor Music, il découvre que ses comptes ont été siphonnés régulièrement, depuis des années, pour un montant qui, après enquête, s’élèverait à plus de huit millions de dollars » par Kelley Lynch, secrétaire de confiance, amie proche et ancienne amante. Le procès est hargneux: les avocats de Lynch avancent que « ces pertes pharaoniques sont la conséquence de choix entérinés par Cohen lui-même« , dont le train de vie serait par ailleurs « extravagant » (rappelons qu’il a passé une bonne partie des années 90 dans une retraite bouddhiste). Lui-même suspecté par quelques débiteurs d’entourloupe organisée, Cohen voit s’amonceler les procès. Les 150.000 dollars fondent et voilà Le Canadien errant, qui pensait pourtant commencer à jouir d’une paisible semi-retraite, obligé de remonter sur scène, histoire d’engranger quelques rentrées financières bien nécessaires. Jusqu’à sa mort en novembre 2016, il n’arrêtera en fait plus de tourner. Condamnée à lui verser 9,5 millions de dollars, Kelley Lynch est déclarée insolvable. Il ne reverra jamais son argent.

Ce week-end, cette sinistre histoire m’est revenue en tête alors que je lisais un article du webzine Pitchfork s’intéressant à l’impact du coronavirus sur la vie professionnelle de musiciens de plus de 70 ans. C’est un papier assez anecdotique, où l’on apprend surtout que Laraaji, jadis collaborateur de Brian Eno, n’a devant lui que quelques loyers d’avance et que Bettye LaVette, star de la soul, n’allume jamais son smartphone en tournée. Les non-dits, ce que suggère l’article, sont en revanche réellement émouvants. On peut donc avoir sorti les albums ambient parmi les plus cultes de l’histoire du genre et ne pas savoir comment sera payé le loyer de septembre. Ce n’est pas un scoop mais cela fait toujours un poil rager et donne bien envie de taxer Kanye West et Taylor Swift à 90%, ce qui suffirait amplement à sauver pas mal de cultures ni mainstream, ni underground. C’est d’autant plus perturbant qu’il y a quelques semaines, on apprenait aussi que malgré son incroyable carrière et l’énorme influence qu’il a pu avoir sur une certaine musique actuelle, Jon Hassell, 83 ans, n’a pas un clou pour se soigner, d’où un appel aux donations qui a un peu tourné sur Internet. Évidemment, histoire de se donner bonne conscience, on dira que cela se passe aux États-Unis et que c’est là-bas la jungle sociale… Et que Bettye LaVette, toujours obligée de sortir des albums et de tourner comme une débutante, est moins à plaindre que d’autres boomers toujours taximen ou concierges d’école au même âge qu’elle. C’est vrai, mais n’est-il pas perturbant que ces septuagénaires interrogés par Pitchfork ne continuent pas leurs carrières avant tout par plaisir? Ils y sont obligés pour financièrement survivre, comme jadis Leonard Cohen et bien d’autres. Malgré leur notoriété, malgré leurs apports parfois immenses à la culture contemporaine.

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C’est déjà en soi bien triste et ça le devient encore davantage vu le contexte sanitaire et économique de 2020. Ces gens rejoueront-ils en effet un jour sur scène? Les compagnies d’assurance laisseront-elles des femmes et des types de 75 ans et plus, aux poumons donc fragilisés, retourner postillonner devant des centaines de personnes éructantes alors que dans l’un ou l’autre cul de pangolin nous attend peut-être déjà le Covid-20 ou le Covid-22? Avec tout autour du monde on ne sait encore combien de bars, de salles de concerts et de clubs qui ne rouvriront jamais, ceux qui resteront ici, forcément précaires, auront-ils vraiment envie de payer ce que demande l’Américaine Bettye LaVette alors que pour 3 pizzas et une bouteille de Pulco allongée à la Zaranoff , un trio wallon ukulélé-autotune vous fera chouiner une salle entière avec leurs reprises des Mots bleus et de Golden Brown? Bref, cette pandémie ne vient-elle en fait pas de foutre à la retraite forcée, en un claquement de doigts à la Thanos, tous les boomers jusqu’ici encore actifs du monde musical? Ce qui revient aussi tout simplement à signer quelques arrêts de morts, entendu que l’inactivité soudainement forcée et le troisième âge font rarement de vieux os ensemble.

Bien entendu, personne ne peut dire avec certitude de quoi seront faits les lendemains du show-business. Personne ne peut prédire quels musiciens le futur proche fera le plus souffrir, économiquement parlant. Qui sera définitivement professionnellement réorienté, qui verra tous ses projets définitivement gelés, quels rêves seront brisés à vie? Les jeunes? Les vieux? Les gros? Les quasi-anonymes? Comme le disait en substance le DJ Ivan Smagghe dans une récente interview accordée au Vanity Fair français, il est permis de penser que ce sont surtout les artistes d’un niveau intermédiaire qui risquent les impacts les plus négatifs sur leurs activités; ce qu’il est lui-même tout autant que Bettye LaVette et Laraaji le sont dans leurs domaines respectifs. On ne sait pas de quoi demain sera fait mais on peut en effet malgré tout supputer que le milieu culturel sera encore plus concurrentiel qu’il ne l’est déjà. Moins de salles et de festivals pour une offre surabondante: en voilà une autre, de jungle… Or, si certains acceptent de jouer pour rien, « une véritable aubaine pour des promoteurs en voie de ruine« , selon Smagghe, et que d’autres acceptent de jouer pour moins – David Guetta au Botanique, faute de Tomorrowland, en gros-, ce qui peut également ressembler à une aubaine, cela va sans doute être compliqué de proposer quelque chose qui, jusqu’ici, passait pour « normal ». Surtout si vous relevez d’une tranche d’âge considérée à risque. Bref, si le monde culturel semble très uni au moment d’appeler à l’aide les gouvernements, les mécènes et même le public, on sait déjà aussi très bien que dès qu’il y aura ne fut-ce qu’un pactole un peu minable à partager, on en reviendra vite aux fondamentaux du secteur; ce mélange de vue courte, de darwinisme orienté et de free-fight. Comme avant, donc. Mais en pire.

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