Allah-Las: « A notre époque, un magasin de disques n’a plus aucun sens »

© LAURA LYNN PETRICK
Julien Broquet
Julien Broquet Journaliste musique et télé

Les Allah-Las, qui se sont rencontrés en bossant au génialissime Magasin Amoeba de Los Angeles, déballent avec Calico Review un troisième album à la fois velvetien et ensoleillé. L’occasion d’explorer les liens parfois troubles entre ceux qui vendent des disques et ceux qui les font.

Dour 2016. Les Allah-Las débarquent au compte-gouttes avec une décontraction toute californienne sous le soleil cramé du Woodstock hennuyer. Le grand guitariste d’origine iranienne Pedrum Siadatian ouvre la marche avec le chanteur Miles Michaud et sa touffe bouclée de Strokes mature. Les Allah-Las, qui confirment avec Calico Review leurs talents de singer-songwriter et complètent une discographie jusqu’ici irréprochable, sont nés autour d’Amoeba Music, le plus grand et plus célèbre magasin de disques de Los Angeles. L’immense boutique, ouverte en 2001 sur Sunset Boulevard, d’un indépendant alors déjà installé à Berkeley et San Francisco. « Si je n’avais pas bossé chez Amoeba, je ne sais pas ce que serait ma vie aujourd’hui, s’interroge Siadatian, les sourcils au ciel et la moue dubitative. C’est là que j’ai rencontré Spencer (Dunham, le bassiste). Et sans lui, je n’aurais jamais fait la connaissance de Miles. Amoeba est un cas assez particulier. C’est un magasin immense qui compte environ 200 employés. C’est un peu comme un collège en fait. Tu as des petites bandes de gens branchés par différentes choses. Tu as des ragots qui circulent. Et tu as l’équivalent d’une bibliothèque dans laquelle tu peux apprendre beaucoup de choses sur la musique. On avait accès à tout ce qui entrait dans le magasin. Tu pouvais prendre des trucs, les regarder ou les écouter, et les ramener. Pour moi, Amoeba n’a pas été une école en tant que musicien mais j’y ai découvert énormément de choses. »

L’affichage de ce contenu a été bloqué pour respecter vos choix en matière de cookies. Cliquez ici pour régler vos préférences en matière de cookies et afficher le contenu.
Vous pouvez modifier vos choix à tout moment en cliquant sur « Paramètres des cookies » en bas du site.

Son compère le batteur Matthew Correia acquiesce. « On a commencé à bosser dans un maga parce qu’on aimait beaucoup de styles différents et que ça nous procurait l’occasion de fouiller, de faire des recherches et donc un tas de découvertes. Aussi bien dans les musiques du monde qu’au sein de la scène locale. C’était la chance, l’opportunité de toucher à toutes ces choses. Franchement, travailler dans un magasin de disques t’offre un regard différent sur la musique. »

Découle tout naturellement cette question existentielle à la High Fidelity. Est-ce que je suis disquaire parce que je fais de la musique ou est-ce que je fais de la musique parce que je suis disquaire? « Je me suis mis à travailler dans un magasin de disques parce que j’en collectionnais, sourit Correia. Plutôt que d’y aller tous les jours pour acheter des trucs et dépenser du pognon, j’y étais tout le temps et j’y gagnais ma vie. Jouer est venu après. »

Allah-Las
Allah-Las© DR

« Ça, c’est la question de l’oeuf ou de la poule, remarque leur pote Nick Waterhouse, qui sortira son nouvel album fin septembre. La culture du magasin de disques a autant influencé mon travail que ma curiosité pour la musique est sollicitée par le fait d’être un musicien. »

Comme les critiques de cinéma…

Sans Amoeba, personne n’aurait probablement eu l’occasion de vénérer les Allah-Las. Sans doute ne seraient-ils même jamais nés. Du moins dans la configuration qu’on leur connaît. Nick Waterhouse doit lui aussi beaucoup aux record stores… « J’ai été vendeur de disques pendant très longtemps. J’ai commencé quand j’avais quinze ans. Je bossais dans un Virgin Megastore à Costa Mesa, ce qui est plutôt amusant avec le recul. J’y ai travaillé pendant trois ans. Puis, lorsque j’ai déménagé à San Francisco, je suis entré chez Rooky Ricardo. » Un spécialiste de la seconde main chez qui il répète souvent avec ses choristes une fois qu’il a fermé les portes du magasin…

« Est-ce que ça m’a appris des choses? Putain de grand oui. Si tout ce dont tu te soucies, c’est la musique, si tu considères comme un privilège d’être exposé pendant huit heures tous les jours à tous ces artistes, si tu as faim, c’est juste une expérience géniale. »

L’affichage de ce contenu a été bloqué pour respecter vos choix en matière de cookies. Cliquez ici pour régler vos préférences en matière de cookies et afficher le contenu.
Vous pouvez modifier vos choix à tout moment en cliquant sur « Paramètres des cookies » en bas du site.

Intello de la bande, Waterhouse a des théories assez élaborées sur le sujet. « Dans le temps, être disquaire, c’était davantage un truc d’auteurs-compositeurs que d’interprètes, je pense. Jerry Ragovoy qui a écrit Piece of My Heart et Cry Baby a travaillé dans un record store de Philadelphie. Jerry Leiber chez Norty’s à Los Angeles sur Fairfax. Si tu regardes dans le passé, examine les autres périodes de l’Histoire, dans le rock’n’roll ou autre, bosser comme disquaire, c’est comme fréquenter une école d’art dans les années 50 ou 60. On vit dans une époque où le magasin de disques n’a plus aucun sens et est désormais dénué du moindre intérêt pour toute une génération de gamins. J’ai des potes adolescents qui n’ont jamais franchi la porte d’un magasin de disques. La promesse d’avoir accès à tout sur ton téléphone portable fait que ceux qui en veulent vraiment, qui ont cette connexion si forte avec la musique qu’ils décident de bosser chez un disquaire ont sans doute en eux un potentiel créatif mais ne savent pas encore comment le faire grandir. C’est l’une de mes explications au fait que le magasin de disques a été un incubateur pour la génération actuelle et peut-être la précédente. Je pense que même si je déteste le business en général, je ne me soucie de rien autant que de la musique. Et j’imagine que pour les autres, travailler autant dans un maga et jouer révèle quelque part où sont leurs vraies priorités. »

Comparaison n’est pas raison mais le Californien ose un parallèle plutôt intéressant. « Je pense aux Cahiers du cinéma. La plupart des réalisateurs de la Nouvelle Vague étaient des critiques, non? Ils couraient les salles, regardaient des films obsessionnellement. Je déteste le mot obsession. Surtout en matière d’art. Parce que l’art est par nature obsessionnel. Enfin bref. Notre génération a ce truc en elle. Je le vois chez les Allah-Las et un tas d’amis. Nous sommes ceux qui prêtent encore attention à des choses que la plupart des gens considèrent comme commerciales et jetables. Beaucoup de mes influences, même dans les années 70 ou 80, pourraient être vues du genre: c’est super mais ce n’est pas aussi sérieux que les Beatles. On est finalement arrivés à une ère où l’on peut dire: « Allez vous faire foutre ». Ça mérite autant d’attention. Ça a autant d’intérêt. C’est ce que Truffaut disait à propos d’Hitchcock. Ou je ne sais pas qui au sujet de Robert Siodmak. Ces réalisateurs qui méritaient une case et une étiquette rien qu’à eux. »

Mentalité de disquaires

Nick Waterhouse.
Nick Waterhouse.© DR

Sur la côte Est, aussi, les musicos aiment jouer les disquaires. On se souvient avoir rencontré un Feelies en train de tenir une boutique dans le Village. Avey Tare et Panda Bear d’Animal Collective ont bossé chez Other Music… « On avait la même mentalité de disquaires, raconte Ariel Pink qui a été découvert grâce à leur label Paw Tracks et a, lui, bossé dans de petits magas indé de L.A. (Riot Record et Second Time Around). Je leur ai fait écouter mes albums. Ils étaient curieux et au courant de ce qui se passait dans l’underground et les rééditions. Des disques obscurs de musique psychédélique japonaise. Tous ces trucs de la fin des années 90. Je savais qu’ils s’intéressaient à des Vashti Bunyan et à l’Incredible String Band. Mais ils étaient extrêmement ouverts d’esprit. »

Lefto.
Lefto.© DR

Avant de vendre des disques au marché des antiquaires de Butter Lane, Ian Curtis a bossé au milieu des années 70 chez Rare Records, sur John Dalton Street, à Manchester. « Il avait eu raison d’étudier de près la presse musicale avant son entretien. Le personnel du magasin était composé d’hommes aux cheveux longs discrètement efficaces, terriblement compétents et constamment plongés dans le Melody Maker », lit-on dans Ian Curtis, l’âme damnée de Joy Division. « Son emploi l’amenait à entrer furtivement en contact, et évidemment sans le savoir, avec un grand nombre de ceux qui allaient animer la scène musicale des années à venir. » Selon le photographe Kevin Cummins, c’était le gars du magasin avec qui on parlait… reggae.

En Belgique également, des musiciens gèrent les rayons des disquaires. L’ancien Dog Eat Dog et 10 000 Women Man Marc De Backer, aujourd’hui connu sous le nom de scène Mongolito, vend des plaques au Media Markt. Et Lefto a longtemps bossé au Music Mania… « J’ai commencé à mixer pour des amis, se souvient-il. Mais j’allais tellement souvent au magasin que je pouvais fouiller derrière le comptoir. Les clients me posaient des questions. Je faisais mes petites recommandations et j’ai fini par être embauché. Music Mania, c’était LA source pour le vinyle… Que ce soit au niveau de l’urbain ou du back catalogue en rock et en jazz. Ça m’a vraiment amené à divers types de musiques. Un de mes collègues était dans un groupe de métal… J’y ai appris à m’ouvrir. J’y ai vendu des disques à Björk, à Mos Def, aux mecs de Prodigy. J’y ai même croisé Puff Daddy. »

Lefto semble presque regretter cette époque. « Si je pouvais recommencer, je le ferais mais je n’en ai vraiment plus le temps. Pour moi, l’idée est la même quand tu bosses dans un magasin, joue les DJ, anime une émission sur Pure FM ou StuBru. C’est le partage. Faire découvrir des choses que les gens ne connaissent pas encore. Un morceau dégotté au beau milieu de la Turquie ou un 45 tours trouvé à 50 cents à côté des égouts de Djakarta… Quasi tous les magasins de disques ont un ou deux DJ dans leur personnel. »

Des magasins parfois liés à des labels d’ailleurs. Steve Cropper (Otis Redding, Sam and Dave) a bossé au maga Stax. J Rocc chez Fat Beats. Le label Soul Jazz associé au magasin Sounds of the Universe a même son propre soundsystem.

Allah-Las, Calvico Review, distribué par Mexican Summer/V2. ****

En concert le 26/10 à l’AB.

Valentine’s Day

Les Allah-Las élargissent leurs horizons avec Calico Review enregistré dans un studio fermé depuis 37 ans.

Allah-Las:
© LAURA LYNN PETRICK

Valentine Recording Studios. 5330 Laurel Canyon. North Hollywood. C’est dans ce bâtiment construit à la fin des années 50, témoignage figé dans le temps du bel ouvrage analogique et aperçu de ce qu’était jadis un studio d’enregistrement, que les Allah-Las s’en sont allés mettre en boîte leur troisième album. Un lieu quasi mythique ouvert au rock, à la country, aux musiques de films où ont entre autres bossé Bing Crosby, Frank Zappa et les Beach Boys. Un lieu surtout fermé depuis 1979, quand son patron, plus trop en osmose avec les tendances de l’époque, déçu par la musique en vogue et le genre d’attitude qui allait avec, décida de se lancer dans les pièces détachées et la restauration de vieilles voitures. Ne se servant plus du studio qu’avec ses potes une fois de temps en temps.

« Il a rouvert l’année passée, racontent d’une voix les Allah-Las Miles Michaud et Pedrum Siadatian. Le mec qui l’a relancé nous a contactés juste avant qu’on se mette à enregistrer dans un endroit qui ne nous enthousiasmait et ne nous inspirait qu’à moitié.Nick Jodoin (The Minstrels, The Morlocks), qui dirige le studio actuellement, s’est retrouvé à une fête avec l’un des petits-enfants du fondateur Jimmy Valentine. Il est parti visiter les lieux et a eu l’impression d’entrer dans une capsule temporelle (ces oeuvres de sauvegarde collective de biens et d’informations qui doivent servir de témoignage historique aux générations futures). Pet Sounds n’y a pas été enregistré contrairement à ce que tu peux lire ici et là. Mais il y a des photos d’un orchestre entier dans une pièce. Il y a eu des émissions radio captées dans l’autre. C’est un vaisseau spatial qui nous a permis de voyager dans le temps de manière très confortable. »

Allah-Las:
© DR

Un vaisseau super bien conservé qu’ont déjà emprunté Nick Waterhouse, Curtis Harding, Jesse Hugues ou encore Leon Bridges. Les Allah-Las ont cherché à s’y fabriquer un son plus étrange et abstrait. À y apposer différentes signatures temporelles. Même si Calico Review (mention spéciale pour Could Be You et High & Dry) reste profondément marqué par les années 60, la sunshine pop, le psychédélisme californien, les quatre Angelenos ont enrichi leurs orchestrations d’un clavecin, d’un thérémine, d’un violon et d’un mellotron… « Un Velvet Underground du soleil? J’adore l’idée. Et c’est définitivement une grande influence », termine Correia. Waiting for the men…

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content