Agnes Obel: « Il faut laisser la mélodie décider du texte »
En six mois, le minimalisme romantique de la Danoise Agnes Obel a séduit bobos, amateurs de néoclassique et branchés pop. Chronique d’un succès qui hypnotise une époque avide de quiétude et de rédemption.
A l’automne 2010, une image nous tombe sur l’oeil. Une inconnue, Agnes (sans accent) Obel, pose en portrait américain sur la pochette de son premier album Philarmonics. Cheveux blonds tressés, robe de violoniste protestante, attitude corporelle donnant l’impression de sortir d’un haïku d’avant-guerre ou d’un film de Bergman. Une photographie aux teints trop bruns pour être hitchcockiens. Il s’y trouve quelque chose de fondamentalement différent qu’une tranche de perfection glacée à la Grace Kelly. C’est précisément cette discrète ambigüité qui nous a plu, contrastant avec toute forme de marketing où le look surannonce déjà le contenu. Agnes Mystère Obel donc.
Et puis, il y a la sensation face à la musique. Assez fidèle aux émanations des discrètes sensualités de la pochette, les morceaux font d’emblée penser à une version féminine du Before And After Science de Brian Eno, sorti en 1977. Avec une pointe de bonne éducation obligatoire dans ces vocaux rangés comme des bibelots de pharmacie ancienne, les éclats du clavier évoquant quelques rhapsodies de Satie ou nocturnes de Debussy.
Toute cette quiétude ne serait qu’un paisible parfum de Javel pour sonos hygiénistes s’il n’y avait dans tout cela, justement, les indices d’un possible romantisme. Mot dangereux à l’emploi, qui vise moins les chansons d’Hervé Vilard que les tourments garantis par l’existence. Sans effusion ni graisse sonore inutiles, Agnes c’est du vrai bio.
Comme un jour de pluie
Au rendez-vous fixé au Musée des Instruments de Musique, Agnes nous attend aux côtés d’un trentenaire en caban, son boyfriend, danois également. Ensemble, ils habitent Berlin où lui bidouille des films d’animation en terre glaise, avec ce bizarre sens nordique d’humour et de cruauté étouffés. De près, Agnes Caroline Thaarup Obel, née le 28 octobre 1980, évoque un mélange d’ado et d’actrice de pièces de Strindberg: véritablement jolie et, de premier abord, rigoureusement timide.
« Parfois, je suis véritablement relax, à d’autres moments, je me… tends. Je suis comme tout le monde, j’ai plusieurs facettes en moi. Les six derniers mois ont été particuliers, complètement absorbés par les voyages et les concerts, sans vraiment avoir eu le temps de penser, de digérer, de rester chez moi. La sortie de l’album a été une sorte de délivrance, aucune correction n’étant plus possible, mais le processus de livrer au monde extérieur des choses privées est singulier. J’ai découvert ce que c’était de présenter ma musique aux gens en concert après avoir composé, produit et mixé mon disque… ce que je ne recommande à personne, particulièrement le mixage (demi-sourire) ».
L’apparente distance se réchauffe assez vite, d’abord quand elle s’installe aux commandes d’un superbe piano à queue du MIM où, à notre demande, elle interprète gracieusement des titres de Philarmonics. De son album aux enveloppes déjà minimalistes, ne restent plus maintenant que les squelettes mélodiques et cette voix traînante comme un jour de pluie belge. Ou danoise, ce qui semble un rien plus compliqué dans l’expression des sentiments.
« Ma mère aime beaucoup le disque mais je ne sais pas ce qu’en pense mon père: ensemble, on parle d’autres choses (…). Il a 75 ans et trois enfants d’un autre mariage, j’ai un demi-frère qui a 50 ans. Pour moi et mon petit frère, il s’est décidé assez tard dans la vie. On vient d’un milieu peu conventionnel. Quand j’étais enfant, mon père se débrouillait pour faire des jobs sans avoir de patron, dans les restaurants ou la construction, et collectionnait toutes sortes de choses bizarres, des instruments étranges. A la maison, on avait une contrebasse, un xylophone et deux pianos à queue. Je crois bien qu’il deviendrait dingue dans ce musée… »
Agnes grandit « sans trop de règles » à Copenhague où elle fréquente Det frie Gymnasium, « une école libre où on peut faire 10 heures de poterie par semaine et de la musique ». La mère, juriste pour le compte de l’Etat, incite sa fille et son jeune frère à considérer la vie comme un champ d’expériences. Le piano est l’instrument de tous les fantasmes: Agnes y enrôle la pop-music qu’elle entend à la radio, le classique de maman (Bartók, Chopin) comme les mélodies de Jan Johansson, jazzman suédois qui digère les influences folk.
« J’étais une petite fille assez exubérante, j’adorais jouer pour les gens qui venaient à la maison, j’ai l’impression que vieillir m’a rendue plus timide. Je suis partie de Copenhague parce que je ne pouvais pas vivre toute ma vie au même endroit: j’ai choisi Berlin où j’habite depuis 4-5 ans parce que la ville semblait composée de différents quartiers, ouverte aux autres, donnant le sentiment qu’on peut y créer son propre univers. Et puis si vous aimez le genre bohémien où on peut se lever un peu tard, c’est bien aussi (elle se marre). Cet endroit rassemble aussi des gens créatifs qui ne peuvent pas aller ailleurs (Londres, Paris ou New York) parce que c’est hors de prix ».
La notion d’argent surgit dans la conversation alors que les ventes de Philarmonics atteignent un score spectaculaire en France où Agnes a fait la couverture de Télérama (plus de 90.000 copies), triomphant au Danemark (double platine) comme en Belgique, étant maintenant n°2 dans l’Ultratop en Wallonie, totalisant 10.000 ventes six mois après sa sortie. Pas loin de 200.000 exemplaires vendus en Europe, c’est assurément une surprise, remarquable. Si Agnes ne sait pas encore ce qu’elle fera de son premier chèque de royalties (présumé cossu), les choses sont loin d’être finies pour ce premier album. Si l’Amérique urbaine éduquée craque pour le disque, il y aura forcément des rounds supplémentaires et d’autres chèques grassouillets.
Laisser la mélodie décider
« J’ai du mal à parler du contenu de mes chansons, mais je peux parler de ma méthode pour les écrire. Le texte vient de la mélodie, de son atmosphère, du piano: en composant la mélodie de Riverside (le tube de l’album, ndlr), j’entendais les notes glisser sur le refrain et j’ai réalisé que c’était une chanson marine, aquatique. Il faut donc laisser la mélodie décider du texte (rires) ». Les textes en question sont plutôt à digérer comme des métaphores du temps amoureux, de la mort, des impétuosités de la nature ou des soubresauts de la ville. « Ils parlent aussi de l’incertitude du futur et sans doute du sentiment de solitude, mais sans la colère qui, pour moi, n’est pas un moteur musical ». On peut y voir des récits à la première personne. Ou pas.
D’Agnes actrice, il ne sera en tout cas plus question au cinéma: son apparition, ado, dans un moyen-métrage de Thomas Vinterberg ne l’a guère convaincue. Elle ne joue pas dans le récent Submarino de son compatriote connu pour le sulfureux Festen, mais y a placé trois titres de Philarmonics, dans des versions légèrement différentes. Cet amatrice de films de Tarantino ou des frères Coen s’attend à vivre de sa musique et à continuer à « raconter des histoires avec des mélodies, donner et recevoir des sentiments, des frissons comme ceux ressentis en écoutant de la musique ».
Son dernier frisson en date? L’écoute de Symphony N°1 Low, où la sublime version orchestrale du Low de Bowie/Eno par le compositeur new-yorkais Philip Glass. « Cela m’a vraiment emmenée ailleurs », dit la belle en partant au bras de l’heureux fiancé qui temporise tout cela: « Agnes adore sortir mais quand elle commande une bière, elle met deux heures à en boire la moitié ». Cette fille a, décidément, toutes les qualités.
Agnes Obel, Philarmonics , distribué chez Pias. Pias qui, justement, a ressorti une version « de luxe » avec un second disque composé de six morceaux live et de cinq versions instrumentales.
Agnes Obel sera en concert le 17 mai aux Nuits du Botanique (complet), le 10 juillet aux Ardentes, et le 15 juillet au Gent Jazz Festival.
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Philippe Cornet
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