Adrian Younge à propos de Black Lives Matter: « ‘Hey on compte aussi’ est le même message que celui de mon album »

Adrian Younge: "Je soutiens Black Lives Matter depuis le début. Ce message, "Hey on compte aussi", c'est exactement le même que celui de mon album."
Julien Broquet
Julien Broquet Journaliste musique et télé

Alors qu’il continue de déterrer les légendes du jazz, Adrian Younge dénonce l’impérialisme blanc et décrypte l’idéologie systémique qui opprime les gens de couleur sur un album coup de poing (The American Negro).

Multi-instrumentiste, compositeur et producteur, il a bossé avec Jay Z, Snoop Dogg et Kendrick Lamar. Il a signé la musique de Luke Cage, la série Netflix, issue de l’univers Marvel, qui raconte un super-héros noir indestructible et celle de Black Dynamite, parodie et célébration de la Blaxploitation. Adrian Younge a aussi sorti de leur torpeur les Delfonics chers à Quentin Tarantino, enregistré des disques avec les jazzmen Roy Ayers, Marcos Valle et Doug Carn… Figure aussi discrète qu’incontournable, il est devenu l’un des plus précieux joyaux, l’un des plus ardents défenseurs, l’un des plus grands esthètes et l’un des plus gros bosseurs de la musique afro-américaine.

Né en 1978 en Californie, Adrian Younge a étudié le droit et, comme son père, exercé en tant qu’avocat. Il a donné cours à l’université et travaillé dans le département juridique de MTV. Aujourd’hui, à Los Angeles, il a son propre studio d’enregistrement (d’où il nous parle), son label (Jazz Is Dead) et un magasin de disques/salon de coiffure (The Artform Studio) qu’il a lancé avec sa femme. « Il y a treize ans, elle m’a demandé pourquoi je n’ouvrais pas un magasin de disques avec mes potes. C’est devenu ce genre de boutique pour lequel les collectionneurs voyagent. C’est une extension de ma propre collection. La musique qui a inspiré la mienne. Tous les genres qui m’ont parlé. L’âge d’or du hip-hop mais aussi tout ce qu’il a samplé: le jazz, le funk, la soul psychédélique… »

Younge a coutume de dire qu’il a arrêté d’écouter du rap en 1997. « C’est cette année-là qu’il est devenu nettement plus mainstream et séculaire. Qu’il a abandonné ses visions originelles et s’est sensationnalisé. Ça a changé la musique. Maintenant, elle est fabriquée pour faire danser. C’est ce que le hip-hop est devenu. C’est à cette époque-là aussi qu’il s’est numérisé et je suis un mec de l’analogique. Je n’aimais pas ce son. Tout est soudain devenu trop délavé pour moi. »

L’Américain a commencé sa carrière comme un producteur de hip-hop, en samplant, avant de réaliser que la musique produite par de vrais instruments l’intéressait davantage. « Et j’ai appris à jouer comme un sample. C’est ma philosophie des 20 dernières années et, je pense, ce que les gens respectent. J’aime les samples. J’aime être samplé. Mais je ne sample pas. En 2021, si tu apprends comment jouer d’un instrument et comment l’enregistrer correctement, tu peux créer de la musique bien plus profonde. C’est pour ça que je pousse les gens à le faire. Je suis un autodidacte. Au tournant du siècle, j’ai pris un an. Un an pour me perfectionner, pratiquer la musique tous les jours et enregistrer un disque sur lequel je jouerais de tout. C’est l’histoire de Venice Dawn (2000) et c’est toujours ce qui m’obsède. »

Adrian Younge presents

« Black Dynamite (original score) » (2009)

Le type le plus cool et redoutable de Los Angeles, roi du kung-fu et womanizer, reprend du service à la CIA après la mort de son frère pour déjouer un complot visant à affaiblir les Afro-Américains en distribuant de la drogue dans les orphelinats et de la bière frelatée qui rétrécit le pénis dans les quartiers noirs. L’intrigue de Black Dynamite est moins sérieuse que cette BO du feu de Dieu rappelant les grandes heures de la Blaxploitation…

Adrian Younge à propos de Black Lives Matter:

« The Delfonics » (2013)

Quasiment 40 ans après la séparation des Delfonics ( Jackie Brown, le Ready or Not des Fugees), Adrian Younge s’associe à leur chanteur et fondateur William Hart pour un redoutable disque de soul rétro-moderne qui oscille entre l’hommage, la déconstruction et la réinvention. Treize nouvelles chansons sur lesquelles le falsetto du vétéran fait des merveilles.

Adrian Younge à propos de Black Lives Matter:

« Twelve Reasons to Die » (2013)

Ancien homme de main d’une famille mafieuse dans l’Italie des années 60, Tony Starks est assassiné par ses ex-employeurs et ses restes sont fondus en douze vinyles qui une fois joués déchaînent sa colère… La première des fausses bandes originales enregistrées par Adrian Younge avec Dennis David Coles, alias Ghostface Killah, est un album de storyteller qui aime autant le hip-hop que la vieille musique transalpine.

Adrian Younge à propos de Black Lives Matter:

Lynchage et cartes postales

Sorti il y a quelques semaines, The American Negro occupe une place particulière dans la débordante discographie d’Adrian Younge. Projet très personnel, il décrit l’idéologie systémique et la psychologie qui se cachent derrière l’impérialisme blanc depuis l’esclavage. « Fondamentalement parlant, le racisme découle de l’esclavage. C’est un comportement appris que l’Amérique a développé en construisant sa nation. Les lois qui ont permis l’asservissement continuent de peser lourdement sur nos épaules. Si tu ne comprends pas les mécanismes de l’époque, il est difficile pour toi de comprendre comment les vestiges de ce racisme marquent encore autant nos vies aujourd’hui. L’album aide à capter l’idéologie de notre diaspora. L’évolution de notre race pour qu’elle devienne ce qu’elle est censée être. Tout ce que je veux, c’est l’égalité des êtres humains sur cette Terre. »

Sur les 26 pistes qui mêlent la soul et le jazz, passant constamment des arrangements sophistiqués au spoken word, le Californien fait écho aux destins tragiques de plusieurs Noirs américains. James Mincey Jr. est mort en 1982 après avoir été étranglé par des officiers de police. « Ils ont prétendu qu’il était shooté au PCP (aussi surnommé drogue du zombie, NDLR). Il est décédé d’asphyxie. C’était le 16e homme noir à mourir de la sorte à Los Angeles sur une période de sept ans. Une décennie plus tard, tu as l’affaire Rodney King. Ça se passe à South Central mais ça résume ce à quoi les Noirs sont confrontés aux quatre coins du monde. En Amérique, en France, dans les bidonvilles brésiliens. Partout, ils ont été diabolisés. Le maintien de l’ordre public fonctionne sur le consensus qu’il y a toujours des agresseurs et qu’il faut être sûr de les attraper. James Mincey Jr. est une chanson dans laquelle je rappelle aux gens que bien d’autres Afro-Américains avant Eric Garner et George Floyd sont morts de violence policière. »

George Stinney Jr. est la plus jeune personne de l’Histoire de l’Amérique a être passée sur la chaise électrique. Il était tellement petit que ses bourreaux ont dû lui glisser des livres sous les fesses et que son masque conçu pour un visage d’adulte est tombé pendant l’exécution. « Il avait quatorze ans. Accusé à tort d’avoir tué deux fillettes blanches. Ça résulte de la pression de la société face aux crimes qui se produisent. Il faut trouver des coupables. Et les Noirs en étaient des tout désignés. George Stinney représente la mort sans application régulière de la loi. On ne parle pas beaucoup de lui. Je veux éviter qu’on l’oublie. »

Adrian Younge à propos de Black Lives Matter:

Si elle remonte au milieu du XIXe siècle, avant la guerre de Sécession, l’histoire de Margaret Garner est encore plus déchirante. Esclave en fuite, Garner a tranché la gorge de sa fille de deux ans avec un couteau de boucher pour lui éviter l’esclavage. « Elle a aussi essayé de mettre fin à ses jours et à ceux de ses autres enfants. Elle ne voulait pas que sa famille vive dans cette perpétuelle servitude. C’est à la fois une histoire noble et morbide. Elle montre que des gens préfèrent mourir plutôt que de vivre un jour de plus sous les ordres d’un maître. »

Younge avait déjà lu un tas d’ouvrages sur la question mais il a effectué beaucoup de recherches pour ce disque. Il s’est notamment appuyé sur A People’s History of the United States d’Howard Zinn. « Puis aussi sur un paquet d’autres bouquins des années 60 et 70 qui parlent de l’idéologie noire. J’ai notamment une encyclopédie black des années 70. Je savais le message que je voulais transmettre. Mais il fallait que je compose de la musique pour le véhiculer. Ce n’était pas que je voulais faire ceci ou cela musicalement parlant. Je tenais à délivrer mon message de manière aussi poignante qu’un James Baldwin ou qu’un Frederick Douglass. Et ce dans un paysage musical qui va de Marvin Gaye à David Axelrod. Je cherchais un truc doux, plein d’âme et psychédélique. »

Younge évoque James Baldwin mais le titre de son album, The American Negro, n’est pas un clin d’oeil au documentaire ( I Am Not Your Negro) que lui a consacré Raoul Peck. « Ç’aurait pu. Baldwin était un homme noir qui cherchait à éduquer les gens et à contextualiser la vie des Afro-Américains à travers les siècles et j’essaie de faire la même chose. Mais c’est juste que ce mot « Negro » m’a toujours stimulé. C’est un terme archaïque. Un héritage d’un autre monde. Dans un de mes podcasts (Invisible Blackness) qui accompagne le projet (qu’un court métrage complète, NDLR) , Chuck D. disait à ce sujet, je suis assez vieux pour avoir « Negro » inscrit sur mon certificat de naissance. »

Sur la pochette en noir et blanc de l’album, Adrian s’est mis en scène dans une posture morbide. Il pend à un arbre, la tête dans un sac. Évoquant le déchirant Strange Fruit de Billie Holiday. « C’est une référence aux cartes postales de lynchage et aux photos qui capturaient l’exécution et la torture des Noirs à la fin du XIXe et au début du XXe siècles. C’était des espèces de célébration. Un Noir allait se faire assassiner et tu payais quelques pennies pour aller lui mettre un coup de fouet ou lui tirer dessus. Tu prenais des photos avec ta famille pour montrer que t’étais là au moment où cette prétendue justice était rendue. Un truc très américain, très patriotique. Je voulais un portrait de moi exécuté pour que les gens puissent se mettre à la place de ceux qui meurent par asphyxie, par manque d’oxygène. »

Adrian Younge à propos de Black Lives Matter:

Que peuvent espérer les Afro-Américains de leur nouvelle administration? « Ils ont l’occasion de respirer. Trump essayait de changer les politiques gouvernementales en prétendant qu’il n’y avait rien de mieux que le racisme. Au moins maintenant, on peut reprendre notre souffle. On a des dirigeants qui commencent à vouloir le combattre en même temps que les discriminations institutionnalisées. On verra ce qui nous attend. » L’artiste tient de toute façon à universaliser le propos. « Mon album parle d’empouvoirement pour les gens d’une vie et d’une couleur de peau plus sombres. D’empouvoirement contre les discriminations. D’empouvoirement pour les femmes qui se sentent marginalisées. Il parle d’égalité. C’est de cette pensée, de ce concept dont tout a découlé. Tous ceux qui ont écrit des livres, tourné des films, créé de la musique ou quoi que ce soit d’autre sur la question, sont liés à ceci. »

Kendrick, Snoop et Pierre Bachelet

Quand la conversation se détend, Adrian Younge évoque sa vision cinématographique de la musique. Son rapport aux bandes originales. « J’adore les vieilles musiques de films. Ma période préférée en musique va de 1968 à 1973 mais j’adore Francis Lai, Ennio Morricone, Pierre Bachelet, Curtis Mayfield, Isaac Hayes… Je veux faire de la musique qui sonne comme ces vieilles BO mais fabriquées pour aujourd’hui. La première qui m’a retourné? Celle de Rocky. Elle te faisait te sentir fort. »

Lorsqu’on lui demande s’il rêve encore de bosser avec beaucoup de musiciens, Adrian Younge rigole et répond qu’ils sont tous morts. Le quadragénaire se sent bien dans son coin et les partenaires de jeu se bousculent au portillon. Dans le CV du bonhomme, Raphael Saadiq côtoie CeeLo Green, Bilal, DJ Shadow, Lætitia Sadier, The Prodigy, The Gaslamp Killer et les plus grands rappeurs. Gérer les ego? « Je ne travaille qu’avec des gens que j’apprécie. Je ne bosse pas sur ordinateur mais avec des bandes. Le processus est assez profond et intense. Alors, si je dois passer mon temps avec toi, il faut que je t’aime vraiment. Kendrick est un mec cool. Il est super terre à terre. À ses yeux, il n’est même pas une célébrité. Snoop, lui, c’est un peu ton tonton favori. Quand il est dans ton studio, t’as juste pas envie qu’il se casse. C’est un mec tellement drôle. La plupart des artistes de ce calibre ont la tête sur les épaules, sont les gens les plus géniaux que tu puisses imaginer et ils possèdent une super énergie. »

De toute façon, avec la réputation qu’il s’est taillée, Younge a l’embarras du choix. Puis, il prend l’initiative plus souvent qu’à son tour. Comme il le fait avec Ali Shaheed Muhammad d’A Tribe Called Quest et la série Jazz Is Dead. « Ça a commencé avec des concerts où on invitait à jouer toutes ces légendes du jazz et derrière on s’est mis à enregistrer des disques. C’est un truc super important pour moi. C’est un hommage aux maîtres de la musique. On relance ensemble leur carrière quelque part. »

Tout beau tout frais, le sixième volet de la collection est consacré au saxophoniste Gary Bartz. « C’est une légende. Il a joué avec Miles Davis. Ses disques produits par les Mizell Brothers sont impeccables. Il est toujours vivant. Toujours aussi bon qu’avant. Ça se passe de manière très simple. Tu vois la porte derrière moi? Il rentre par-là. Il aperçoit tout le matos, il dit: « Oh mon Dieu.  » J’explique qu’on a écrit quelques morceaux et qu’on va en composer d’autres ensemble. Puis, on fait un disque en quelques jours. » Forever Younge.

Adrian Younge, The American Negro, distribué par Jazz is Dead/V2. ****

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