Serge Coosemans

Acid Arab, Blade Runner, des huîtres au chocolat et des trolls en sueur

Serge Coosemans Chroniqueur

Encore plus fan d’Acid Arab depuis leur prestation de ce vendredi au Bazaar, Serge Coosemans nous chante les louanges du seul duo parisien qu’il espère encore voir en activité en novembre 2019, histoire d’alors se la jouer Blade Runner à fond. Sortie de Route, S03E31.

Acid Arab, le duo parisien formé par Guido Minisky et Hervé Carvalho, a joué ce vendredi soir au Bazaar devant un peu plus de cent personnes, ce qui est parfaitement scandaleux. C’est un flop étrange, imprévisible, sans doute imputable au climat pluvieux et hivernal qui s’est abattu sur le pays depuis quelques jours. Acid Arab méritait davantage de monde sur le dancefloor, bien que cela n’a au fond fait aucune différence: généreux, long, tabasseur, leur DJ-set fut parfaitement monstrueux, avec un climax d’une bonne grosse heure où n’importe qui doté de deux jambes ne put raisonnablement tenir en place. Une ambiance dingue, la transe, répondant à un tapis (volant) de bombes sur lequel, comme l’indique le nom du duo, l’acid-house se mêle aux musiques orientales, principalement arabes mais aussi turques et parfois indiennes. C’est là où, normalement, à la lecture de la description, s’élève de l’assistance une petite voix de troll: Buddha Bar ou quoi ici ou qu’est-ce? Sono Mondiale, le retour?

La nuit déjà bien avancée, alors que Minisky et Carvalho s’emparaient des platines, un vieux camarade de l’underground techno me tenait justement au bar ce genre de discours, celui du vieux routier à qui on ne la fait pas: « Acide et arabe, c’est comme les huîtres au chocolat de Gaston Lagaffe, c’est n’importe quoi, ça ne peut pas être digeste. Même si ça marche, je ne vois pas l’intérêt de rajouter un peu d’arabisant pour faire mystique alors que l’acid-house a déjà sa propre mystique, qui se rapproche du concept de La Roue Rythmique de Ray Lema. À ce train-là, on en vient vite au big beat, qui se contentait de mélanger du rock sixties au boumboum électro ou à Daft Punk remettant au goût du jour le vieux funk de brocante, sauf que là c’est quasi Oum Kalsoum en disco. » Mon ami le puriste tenait en fait là une position assez similaire à celle que tiennent toujours beaucoup de spécialistes contre la World Music, cette Sono Mondiale qu’ils accusent de dénaturer des musiques traditionnelles pour en faire une nouvelle pop snob. Même si pour lui, c’est surtout l’acid-house, la tradition, haha.

Ce n’est pas vraiment ici l’endroit où débattre de la validité et de l’éthique du concept de World Music, qui mêle depuis près de 30 ans bonnes intentions, mercantilisme putassier et effets pervers néo-colonialistes. Laissons ça aux ethnologues et autres musicologues, à tous ces gens qui grognent de voir des compositions traditionnelles transformées en nouvelle variété « bien-pensante », en soupe genre Buddah Bar pour néo-beaufs friqués ou en musique d’ambiance pour cabinets d’esthéticiennes. Cela n’a à vrai dire rien à voir avec Acid Arab, qui a d’ailleurs converti assez vite mon sceptique de pote, recroisé trois quarts d’heure après son petit lancer de piques une énorme banane en travers de la poire, en sueur, en pleine séance d’aérobic de dancefloor. Rien d’étonnant à ça: Acid Arab a tout pour plaire aux clients habitués de basher le music-business. Il n’y a chez eux rien de cynique, ni d’immodeste. Ils comprennent les attentes fêtardes, connaissent la musique, ses classiques, et ont l’intuition scientifique qu’il faut pour lâcher la bonne bombe au bon moment. C’est généreux, érudit, simple mais pas naïf. Il y a beaucoup de clins d’yeux aux connaisseurs mais rien de rebutant pour le néophyte. Après tout l’acid-house bien choisie, c’est la pire des diableries, un truc viscéral pour faire danser jusqu’à la dérotulisation. C’est la musique des fêtards les plus allumés et elle partage avec un pan non négligeable de la musique orientale la recherche du vertige sensoriel, de la modification de conscience, de la transe. Oui, les deejays gays américains sous ecstasy des années 80 ont un point commun avec certains mystiques musulmans mais aussi avec les oppressés des systèmes féodaux contemporains et les animateurs de mariages syriens, comme Omar Souleyman: celui de chercher à s’oublier dans la musique. Normal que ça colle à ce point, donc.

De la mélopée arabe et du beat occidental pour danser dessus jusqu’à en devenir cinglé, ce n’est à vrai dire pas vraiment nouveau. Il y en avait dès 1981 sur l’album My Life in The Bush Of Ghosts de David Byrne & Brian Eno. Chez Muslimgauze, Bill Laswell et quelques autres avant-gardistes aimant jouer avec des vocalistes invitées en studio ou pillées sur des disques ramenés d’Orient. Je garde en fait le souvenir d’un petit sirocco arabo-méditerranéen permanent sur les dancefloors des années 80, avec notamment aussi Jah Wobble, Ofra Haza, le Yashar de Cabaret Voltaire, le Fata Morgana des Dissidenten, le Funkahdafi de Front 242 ou encore le N’Sel Fik de Cheb Fadela, classique de Raï assez étonnamment sorti sous licence pour l’Angleterre chez Factory Records, le label de Joy Division et New Order. Il faut aussi se rappeler de l’impact sur les consciences de la bande originale du film Blade Runner, où Vangelis aux synthés et Demis Roussos au micro, s’en donnaient à coeur joie pour imaginer la World Music (alternative?) du futur mais surtout pour traduire au mieux le désarroi intérieur du personnage d’Harrison Ford, son vertige. Sa désorientation, surtout.

30 ans plus tard, chez nous, l’Orient désoriente toujours autant et c’est sans doute pour ça que Guido Minisky présente aussi Orienté, une très bonne émission sur les musiques orientales. Détendu, blagueur, très informé, généreux toujours, le bonhomme s’y montre aussi très didactique, présentant sans pourtant ne jamais pontifier le contexte et l’histoire des morceaux et des interprètes qu’il nous fait écouter. Son approche n’a rien de celle d’un ethnologue à la retenue toute scientifique ou d’un snobinard réactionnaire qui verrait davantage d’authenticité là-bas qu’ici. D’ailleurs, c’est assez marrant, les histoires qu’il raconte regorgent généralement de coups commerciaux foireux et d’entourloupes à rendre jaloux Pascal Nègre. Comme quoi, le music-business corrompt absolument partout et c’est je pense aussi pourquoi Guido Minisky et son comparse, qui privilégient le no bullshit rigolard, se démarquent encore plus dans un paysage musical plus moralement affreux que jamais. On peut donc espérer qu’Acid Arab (qui tourne déjà pas mal en Europe, merci) et son bon esprit non seulement cartonnent dans le futur proche mais lancent aussi des vocations. Dans un style similaire, plus sombre et nettement moins médiatisé, il est par exemple déjà conseillé de surveiller Bazoga.

Blade Runner se passe sinon en novembre 2019. C’est dans seulement 5 ans et si on peut espérer qu’une des choses prévues dans le film se réalise vraiment, autant avouer que je me fiche pas mal des voitures volantes et des gratte-ciels de plusieurs kilomètres de haut. Je serais par contre ravi que dans les bars et les dancings, l’électro salace mariée aux illuminations orientales vertigineuses remplacent à jamais le néo-disco au kilomètre et le boudin synthpunk crevard à deux doigts. Que soient enfin invités des deejays orientaux, sans pour autant virer Couleur Café, qu’advienne le grand melting-pot des sons et des influences, que les dancefloors occidentaux s’ouvrent à un spectre plus large que ce qui le fait ronronner depuis 20 ans. Inch Allah, comme on dit, et c’est sans doute moins improbable qu’un troisième Summer of Love à Paris.

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