À Woodstock avec Axelle Red
Elle voulait absolument faire de Un coeur comme le mien son album roots. Axelle Red s’est donc envolée pour Woodstock et a engagé une série de pointures américaines. Focus était du voyage. Reportage en six actes.
Article initialement publié dans le Focus du 1er avril 2011. Nous le republions ici à l’occasion des 50 ans d’Axelle Red.
Scène 1: « Du Mississippi à l’Hudson »
Studios Dreamland. A travers le velux du salon en pagaille, les rayons du soleil font office de projecteur sur Axelle Red. A côté d’elle, sur le fauteuil, un tas de feuilles griffonnées. « Il était temps de déménager tout ça, rigole-t-elle, absente. Du delta du Mississippi dans le sud, jusqu’à la vallée de l’Hudson dans le nord. De Memphis à Woodstock. Ce sont les parties de guitare que Geoffrey Burton avait plaquées sur la soul des musiciens de Stax, pour mon album précédent Sisters & Empathy, qui m’ont donné envie de prendre la guitare. Du coup, bye bye le piano. D’elles-mêmes, les chansons se sont branchées sur l’americana. »
Il est vrai également que le genre se prête mieux aux sujets lourds qu’elle a choisi de traiter. « La violence conjugale, l’infidélité…: je suis repartie là-dessus oui, mais d’une autre manière. Pour la première fois, j’ai écrit les paroles des morceaux avec l’aide d’autres personnes. De gens comme Christophe Miossec et Stephan Eicher. Les chansons se sont transformées en de petites histoires. »
Elle n’en dira pas beaucoup plus. Trop concentrée sur sa tâche pour se disperser. « C’est ici et maintenant que cela doit se passer », s’excuse-t-elle. Elle se lève et se dirige vers le centre nerveux du studio, un concentré de haute technologie, de 3m sur 5. La baie vitrée offre une vue sur ce qui était auparavant le coeur de la Saint John’s Church, construite en 1896.
Dans la pièce d’enregistrement, quatre musiciens jamment en cercle. Et pas des moindres. Le guitariste Gerry Leonard (alias Spooky Ghost, un New-Yorkais aux racines irlandaises doté d’un sens de la mode très kinky) compte notamment dans son CV des collaborations avec David Bowie, Suzanne Vega et Rufus Wainwright. « Il ne joue jamais une simple note, sourit Red, il sort directement tout un arrangement. »
Stu Kimball, « straight from Nashville, Tennessee » et sosie de Tom Waits, est depuis des années le guitariste favori de Bob Dylan. Le batteur Jerry Marotta, co-propriétaire du studio, a accompagné les hauts faits de Peter Gabriel. Et Byron Isaacs, New-Yorkais et jeunot de la bande, a tenu la basse chez Levon Helm, ex-The Band. « En fait, Byron est un bassiste jazz, précise Red, et cela fait la différence, croyez-moi. »
C’est le producteur Mark Plati qui les a rassemblés ici. Encore une légende: il a notamment manipulé les boutons derrière The Cure et David Bowie. Au tournant du siècle, l’amour l’a amené en France, où il a travaillé entre autres pour Louise Attaque, Rita Mitsouko, Rachid Taha et Alain Bashung. C’est comme cela qu’Axelle Red est arrivée chez lui: Plati est familier des spécificités du marché français, et c’est exactement ce dont la chanteuse a besoin. Son disque en anglais, Sisters & Empathy, n’a connu qu’une sortie belge. Après un interlude de quatre ans, elle a envie de renouer le contact avec son « core business ».
Scène 2: « How much can you party? »
Dans la salle à manger, autour de la table ronde, toute la bande se laisse rassasier par Lisa, une mère célibataire qui met sa science culinaire au service du studio. « Bien manger, c’est capital, rumine Stu Kimball. It makes you feel like home. Il ne manque que ma femme et mon chien. » Jerry Marotta, fraîchement séparé, s’esclaffe: « Bruce Springsteen ne demanderait pas mieux que de tourner en permanence. C’est sa femme (la musicienne Patti Scialfa, ndlr) qui l’en empêche. Vous vous rappelez cette tournée avec The E-Street Band, la première depuis un bail? A un moment, elle a dit stop. Et il a dû écouter. He’s just like all of us guys! Il n’est jamais aussi heureux que quand il peut partir seul sur la route. »
Plati prolonge. « Il y a un âge pour tout. Quand je suis parti en tournée avec Bowie, j’avais 38 ans, je venais de me séparer. Ce fut la plus belle année de ma vie. Je me suis jeté sur tout ce que je n’avais pas fait auparavant. Comme ça, c’était fait. Je veux dire: How much can you party?« Byron Isaacs, lui-même 38 ans, soupire: « Je suis marié depuis 14 ans, et je suis un peu plus heureux chaque année qui passe. Il n’y a qu’un seul problème: je ne peux pas participer à la conversation quand mes potes musiciens commencent à débiter toutes leurs histoires. »
Isaacs a créé la surprise du jour quand il est apparu qu’il n’était pas seulement un bassiste exceptionnel, mais qu’il disposait également d’un registre vocal solide. « On était partis voir un concert à The Barn, se souvient Axelle Red, le studio de Levon Helm de l’autre côté de Woodstock, et on a été soufflés par les choeurs d’Isaacs. Quelques jours plus tard, on l’a mis derrière un micro, quand Jerry et Stu ont fait très finement savoir qu’ils chantaient aussi très bien. A trois, ils forment maintenant le choeur rêvé pour les harmonies que je voulais sur le disque. »
« Elle avait l’album des Fleet Foxes avec elle, la première fois qu’on a commencé à discuter, opine Jerry Marotta. Je ne connaissais pas les gars, mais le hasard a fait que, quelques mois plus tard, je les avais au téléphone: ils voulaient enregistrer ici leur deuxième album. »
Scène 3: « Le courant fait la différence »
Firmin Michiels est étalé de tout son long sur un divan derrière la console. Il parcourt nonchalamment un numéro de Guitar Hero quand une discussion s’emballe au sujet d’une partie de guitare. Axelle Red ne se laisse pas impressionner par le CV de son nouvel entourage et campe fermement sur ses positions: c’est trop dur, trop rock’n’roll. Michiels se lève alors, traduit les souhaits d’Axelle, et se remet aussi vite à feuilleter son magazine.
De nombreux musiciens belges restent éternellement reconnaissants à Firmin Michiels, mais personne ne l’est aussi fidèlement qu’Axelle Red. Depuis qu’il lui a fait signer son premier contrat au début des années 90, quand il était encore directeur de la branche belge de Virgin Music, Firmin Michiels est de la partie à chaque nouveau disque. C’est aussi lui qui l’a emmenée aux States. « Un disque enregistré en Amérique sonne mieux. Une question de courant électrique. Ici on travaille avec du 60 hertz pour 110 volt, en Europe on est à du 50 hertz pour 220 volt. Je sais, cela peut sembler absurde. On s’est déjà tellement foutu de ma tronche, les plus grands techniciens en premier lieu, que je n’ose plus le dire trop fort. Et pourtant je reste convaincu. Mais au-delà de ça, on est évidemment ici parce que vous ne trouvez nulle part ailleurs d’aussi bons musiciens. Ils sont plus facilement joignables, moins chers qu’on ne le pense, et par-dessus tout ce sont de vrais professionnels. Ils se mettent au service d’Axelle, participent aux discussions et pensent au final toujours dans sa direction. »
Scène 4: « La pop, c’est comme un McDo »
Stu Kimball vient de rejouer pour la énième fois la même partie de guitare. « Cela sonne encore trop comme du White Stripes rêche », glisse Axelle Red, qui veut absolument faire d’Un coeur comme le mien un disque roots. « Beer o’clock », pense Kimball, qui file à la cuisine, suivi de près par Mark Plati. « It shouldn’t be cheesy », lâche-t-il calmement. « Cheese belongs in the fridge ». Plati sort une bouteille d’eau du frigo. « Son public n’aime pas trop être bousculé, répond-il. Ecoute, j’ai été fan de Police, et à chaque nouveau disque je voulais être submergé. Ce sentiment de « waw! », ce truc où l’on se dit « mais qu’est-ce qui se passe ici »: voilà ce que j’attendais. Mais pour ses fans à elle, cela ne compte pas. Ils attendent des chansons pop. Et la pop, et bien, la pop c’est comme un… McDo. »
Kimball fronce les sourcils, lève la tête, et dit étonné: « Oh, she’s that kind of an artist? » « Pas tout à fait, sourit Plati. Elle repousse à chaque fois ses limites, et cette fois-ci elle va plus loin que jamais: elle chante plus bas, ne veut plus de claviers, ni violons. L’effet de surprise ne doit quand même pas être encore plus grand, non? »
L’échange a au moins le mérite de mettre à nu la dualité du travail d’Axelle Red. « Son public n’attend d’elle rien d’autre qu’une belle chanson, explique par exemple le rappeur Baloji. Et elle le sait. Mais elle-même aspire à la reconnaissance de la scène alternative. » Le fait qu’elle tente de combiner ces deux aspirations colore ses chansons. « Je ne veux pas tromper mon public, explique-t-elle. Et quand même construire une carrière consistante. »
Scène 5: « It’s my boss, you see »
Stu Kimball se tient dans l’entrebâillement de la porte de sa chambre. Il se balance nerveusement sur une jambe puis l’autre. « Une interview, euh? Eh bien… Je suis obligé de vous répondre comme toujours que, eh bien, mon patron, il me traite exceptionnellement bien, vous savez, et, il y a le fait que…, je ne peux pas, eh bien… Je dois respecter sa vie privée, vous comprenez? »
Son patron, c’est Bob Dylan. « Personne ne sait à quoi ressemble sa vie privée, explique Charlie Dekeersmaecker, le photographe maison d’Axelle Red et dylanologue notoire. Dans une époque aussi médiatisée que la nôtre, et pour une figure aussi emblématique que Dylan, c’est frappant. Pour en arriver là, il faut que tout qui travaille avec ou pour lui soit tenu à un devoir de réserve. Même ses ex (et il y en a quand même eu une série) n’ouvrent pas la bouche. On dirait presque une omerta. Sérieux! Gwyneth Paltrow, Mrs. Chris Martin (le chanteur de Coldplay, ndlr), a glissé il y a quelques années que Dylan amenait ses petits-enfants à l’école, à LA, dans un Hummer jaune sur lequel était plaqué un autocollant ‘Best Grandaddy in the World’. Est-ce un hasard si, depuis, Paltrow a du mal à encore avoir une carrière au cinéma? »
Le batteur Jerry Marotta confirme. « Stu a touché « the golden ticket » (c’est comme cela que l’on dit dans le business, quand vous vous retrouvez dans le groupe de Dylan). Il paie ses gens super bien. En contrepartie, il exige le secret, c’est fixé très clairement dans le contrat. On me proposerait de jouer avec lui, de m’embarquer dans son Never Ending Tour, je la fermerais aussi. »
C’est précisément ce que fait Kimball. Il donne finalement son accord pour une interview, mais à une condition: « Aucune question sur mon patron ». Il ne le mentionne pas une seule fois, même pas quand on lui demande de qui il a appris le plus. Cet honneur, il le réserve à Peter Wolf, ex-The J. Geils Band, un bon ami. « Make a difference between good and great » est la leçon qu’il a retenue de lui . « Play from the heart not from the mind. » Et en ce qui concerne Axelle Red? « Man, vous ne recevez plus si souvent la chance de travailler de cette manière-là sur un disque. Vous bossez dans un super studio, avec des techniciens exceptionnels, et vous jouez avec les meilleurs musiciens. Des gars que vous connaissez de nom, que vous appréciez, mais à côté desquels vous ne vous êtes jamais assis. Ils vous tiennent éveillés. Et tout est enregistré en live. Vraiment, c’est la bonne manière de faire! »
Scène 6: « On ne resterait pas un jour de plus…? »
A hauteur du Kennedy Airport de New York, un SUV noir se fraie un chemin dans la circulation. Derrière le volant, Filip Vanes jette un regard manifestement satisfait sur les quatre jours (et autant de nuits) d’intense travail studio, quand Axelle Red se réveille soudainement sur la banquette arrière et fait descendre son mari et manager de son nuage avec une question bien ciblée: « Filip, est-ce que l’on ne resterait pas encore un jour de plus? En demandant à Mark de réserver un studio en ville pour enregistrer directement les dernières parties de chant? » S’enchaîne alors un hallucinant échange téléphonique: lui avec le producteur Mark Plati, elle sur le front domestique. Un vol est annulé, un studio à New York booké, tandis que la ribambelle en Belgique est rassurée, la garde des enfants réglée et une nouvelle date de retour fixée. Tout cela en maximum 15 minutes.
Le perfectionnisme, incontrôlable penchant d’Axelle Red. Pour le meilleur et pour le pire…
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