40 ans de Front 242: « Des fans qui nous suivent depuis longtemps nous disent que c’est notre meilleure tournée »

De gauche à droite, Jean-Luc De Meyer, Richard "23" Jonckheere et Patrick Codenys: trois (ex-)kets du nord de Bruxelles qui ont conquis la planète électronique.
Philippe Cornet
Philippe Cornet Journaliste musique

Suite à une quinzaine de concerts en Amérique du Nord, le Front 242 bruxellois est aujourd’hui dopé d’un supplément de testostérone électronique. Avant deux dates à l’AB -reportées- et le 40e anniversaire du groupe, parts d’une tournée européenne régénératrice.

MISE À JOUR: Suite aux récentes mesures sanitaires, les concerts initialement prévus les 3 et 4 décembre prochain sont reportés au 8 et 9 juillet 2022.

Où commencer l’histoire de Front 242, officiellement débutée à l’aube des années 80? Avant cela. Déjà le 11 octobre 1975, on croise à un concert de Todd Rundgren au Cirque Royal un certain Patrick Codenys. Cheveux mi-longs et veste en peau de mouton. Passionné de synthés, de Brian Eno, Kraftwerk et autres approches modulaires. La période est au Moog, au VCS3 et à d’autres machines qui coûtent un bras (en or). On sympathise. Aucune idée évidemment qu’il sera un membre essentiel d’une formation qui va changer l’électronique européenne et au-delà. Même sentiment en croisant un jeune Richard Jonckheere, alias Richard23 dans une maison de Koekelberg au tout début des années 80. Celui-là est monté sur ressort. Loustic-marsupilami et ket de quartier, raconteur d’histoires, le spécimen ne tient pas en place.

Le premier choc live vers 1983-84 de Front 242 au line-up classique -les deux susnommés plus le vocaliste Jean-Luc De Meyer et l’ingé son Daniel Bressanutti- a lieu dans une MJ bruxelloise. Ganshoren peut-être. On comprend que ce n’est pas accessoire. La force de la proposition, la sudation des machines, l’engagement physique intégral bluffent. Déjà accompagnés par quelques projections scéniques, un rien minimalistes. On éprouve alors quelque chose de viscéral, d’intégralement particulier. Peut-être comme ceux qui ont vu Elvis en 1955 ou The Clash en 1977… Mais quoi faire alors de ce nouveau monde sonore?

D’intérêt national

Quelques décennies plus tard, nous voilà dans des discussions digitales deux semaines avant les dates à l’Ancienne Belgique. D’abord avec Jean-Luc De Meyer, qui communique depuis Mayence, ville allemande de Rhénanie-Palatinat où il vit et exerce, pendant ses loisirs, des fonctions de guide culturel. L’autre existence d’un passionné d’Histoire et de littérature, amateur en particulier des délires oulipiens. Toujours prêt à la blague, assez loin de la rigidité teutonne des concerts de Front, où la notion de commando ne s’est jamais véritablement effacée. Mais toujours avec le même accent bruxellois « Une des deux soirées à l’AB est proche du sold-out, même s’il y a toujours une menace et des incertitudes quant aux modalités, toujours à cause de la pandémie. Il pourrait y avoir le port du masque en plus d’un test PCR et du Covid Pass. Ça pourrait dissuader des gens« , craint Jean-Luc. Au moment d’écrire ces lignes -le 20 novembre-, il semble que nous n’en arriverons pas là. Même si la perspective de Front -JL, Richard et Patrick plus leur formidable batteur allemand Tim Kroker- jouant face à une audience masquée n’est pas si loin de la théâtralisation et des ambiguïtés proto- militaristes entretenues depuis les débuts par la formation. Un air de 1984 électro et plus si affinités, 40 ans après les débuts officiels.

Situation d’autant plus surréaliste que Front revient d’une quinzaine de dates aux États-Unis, où la législation est encore plus mal foutue que la belge. JL: « La politique vis-à-vis de la pandémie varie d’un État à l’autre. Donc, à certains endroits, il est possible de rentrer dans une salle sans rien devoir présenter, ni document ni masque, comme au Texas. On était une équipe de neuf-dix, et si un de nous chopait quelque chose, la tournée était terminée. On a vécu quelque chose de vraiment fragile. Jouer aux États-Unis a aussi été un casse-tête administratif. On a dû faire appel à un avocat spécialisé, qui nous a coûté très cher, et on a été admis sur le territoire nord-américain parce qu’on a reçu le statut de NIE, National Interest Exception. À Bruxelles, c’est le consul américain lui-même qui nous a reçus. En voyant qu’on était déjà allés des dizaines de fois aux États-Unis, ce monsieur nous a dit: « Ils vous attendent, je vous donne les visas sans problème. » Alors que des scientifiques étaient recalés parce qu’ils ne justifiaient pas d’un intérêt jugé suffisant… »

Front 242 dans les années 1980, Plan K. Viscéral.
Front 242 dans les années 1980, Plan K. Viscéral.© PHILIPPE CORNET

Du 15 septembre au 15 octobre 2021, les dates américaines s’empilent donc, de Chicago à Seattle, de Philadelphie à L.A. La difficulté est de jouer dans des endroits, clubs et autres, où la sono « n’est souvent pas conçue pour notre style de musique, avec des composants assez anciens, parfois cassés« , dixit Jean-Luc. Rappelant aussi que le protectionnisme commercialo-culturel nord-américain oblige les groupes étrangers à travailler sur place avec des techniciens locaux. Hormis l’ingé son principal, Jelle De Crock, les deux autres techniciens du groupe -ceux des lumières et des retours- sont donc remplacés par des locaux, « heureusement vraiment excellents, ça a été un peu idyllique« .

Mine de rien, Jean-Luc s’est préparé au périple, qui ne s’arrêtera pas à l’AB en décembre puisqu’une grosse vingtaine de dates -au moins- devrait conduire le groupe à l’été 2022. Espagne, Russie, Allemagne, France, Suède, Pologne, grand trip quand même. « Les concerts américains se sont très bien passés. D’abord, il y a eu une préparation physique (JL est de 1957), de la cardio, du stretching, des exercices. J’avais la trouille et Richard aussi. Et puis il y a quand même cet état de grâce qui commence une heure, une heure et demie avant le concert, et qui dure deux ou trois heures après le show, où tout est oublié. Tu transcendes le truc. Le concert est une montée d’adrénaline qui ne se dément pas. C’est presque un état second, tu as 40 ans de moins, et c’est la musique qui déclenche ça, cet apport même difficilement compréhensible. » Front a aujourd’hui plus ou moins 2.000 concerts au compteur. JL: « Des fans qui nous suivent depuis longtemps nous ont dit que c’était notre meilleure tournée… Même si ce sont des quadras-quinquas pour la majorité, aux premiers rangs, il y avait d’abord des jeunes. »

Nouvelle vie

Outre la présence du batteur allemand Tim Kroker dans Front depuis 1997, le changement majeur arrive lorsque Daniel B(ressanutti) se range des voitures, fin 2018. L’ingé son, fondateur du groupe en 1981 -avec un certain Dirk Bergen qui laissera vite sa place à Richard Jonckheere- est remplacé par un jeune gars, Jelle, qui a déjà fait ses classes au monitoring de Front. Et qui collabore au nouveau spectacle du groupe expérimenté tout au long de 2019. JL: « Il y a Jelle et puis deux autres techniciens, qui travaillent avec nous depuis des lustres. Comme si on était restés fidèles à l’idée de rébellion et de commando des débuts. Dans une équipe très soudée. » Ce que confirment Richard et Patrick via WhatsApp. Eux aussi sont d’humeur joyeuse, requinqués par ce qui vient de se passer aux États-Unis et impatients de continuer le périple live. On sent que le départ de Daniel, sans vouloir l’offenser, signe une nouvelle période pour les Bruxellois. « Parce qu’excellent technicien, le live n’était pas son truc. En live, il jouait un peu de claviers et travaillait sur les échos de la voix de Richard. Donc quand il est parti, une sorte de libération est arrivée, parce que quand un membre part, c’est toute une structure qui se remet en question. » La fin d’une époque incendiaire -où Daniel joue un rôle d’importance- mais sans doute partiellement sclérosée par cet infâme « temps qui passe ». Front trouve donc aujourd’hui une seconde, troisième, quatrième ou autre vie.

Jean-Luc de Front 242 en scène -ici au BSF en 2014- toujours une décharge d'énergie crue.
Jean-Luc de Front 242 en scène -ici au BSF en 2014- toujours une décharge d’énergie crue.© PHILIPPE CORNET

Patrick: « On a vraiment renouvelé le set, en incorporant des morceaux relativement anciens. Un lifting revigorant et puis, conditions Covid faisant, on s’est beaucoup retrouvés ensemble, y compris dans des villas Airbnb, au bord de la piscine. Une ambiance un rien boy-scout rappelant les premières tournées, avec cette excitation de devoir travailler différemment. » Richard enchaîne: « à cause du Covid et de tous ces groupes qui continuent à annuler leur tournée aux USA, il y avait une effervescence et une ambiance particulière, très fortement ressenties en concert. Il est clair que les spectateurs présents étaient en manque de live. » Aucun doute que les deux dates de Front à l’AB début décembre sont très attendues. Après une vingtaine de passages dans la salle du boulevard Anspach, c’est sans doute la meilleure jauge pour faire l’équation 242. Patrick: « Ce qui nous paraît important voire essentiel, c’est de garder cette notion d’élasticité. Lorsqu’on a vu le premier article consacré à Front, on a fait des bonds de dingues. Et aujourd’hui, en concert, il y a bien sûr la volonté que la machine tourne mais aussi ce truc de monter sur scène et de « vouloir tuer » (les spectateurs) même si ce n’est pas toujours comme ça. C’est curieux parce que les médias parlent peu de cet effet en concert, d’extase et de sensations subliminales. Liés à la couleur et à la physicalité du son, irremplaçables. » Richard précise l’enjeu: « Au départ, il y a une musique électronique, en principe plutôt rigide, mais là, notre particularité est d’exprimer cette musique de façon complètement opposée à sa création en studio. Il y a chez nous cet aspect très important de danse, de mouvement. C’est rare quand même de voir des mecs passés la quarantaine rentrer dans les pogos! »

Il ne faut pas trop s’appesantir sur la révolution technologique: dans les années 80, Front travaille avec d’invraisemblables et onéreuses propositions synthés, comme l’Emulator II -le prix d’une petite bagnole- et se retrouve aujourd’hui dans une sorte d’infini digital. Patrick: « Actuellement, il y a tellement de possibilités numériques que je reviens à mes vieux réflexes, limiter et non pas étendre. Là, je me trimballe une sorte d’enregistreur à huit pistes, un Mac qui déclenche aussi les images. Et puis il y aussi un deuxième Mac sur lequel je déclenche des samples et sur ma droite se trouve le batteur Tim qui joue des percus qui se trouvent sur les disques. Donc, une partie du spectacle est, disons, « automatisée », sur laquelle se trouve un pourcentage de 40-50% de nous, pseudo-musiciens. Il y a de toutes façons des paramètres aléatoires. Avec une volonté de retour aux sources sans tomber dans le pathétique. Tout en se remettant un peu en question… » À l’AB, cela passera sans nul doute par un répertoire historique, embrassant aussi trois inédits. Avant un nouvel album?

Initialement prévu les 03 et 04/12 à l’AB, Bruxelles. Reporté aux 08 et 09/07/2022.

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