Laurent Raphaël

100 pages pour rendre hommage à Leonard Cohen

Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

Le Vif rend hommage à Leonard Cohen à travers un numéro spécial. Ses plus belles chansons, sa famille, son rapport à la spiritualité, sa vie sentimentale tumultueuse, sa musique au cinéma et dans les séries télé et un reportage à Los Angeles à l’occasion de la sortie de son ultime album You Want It Darker… 100 pages richement illustrées pour tenter de cerner un artiste à jamais hors du commun.

EN KIOSQUE DÈS LE 13 DÉCEMBRE.

Melancholia

L’édito de Laurent Raphaël

« I’m ready, my Lord. » Comme Bowie, l’autre grand crucifié de 2016, Leonard Cohen a pris les devants, tutoyant la mort dans un dernier album magistralement lugubre. You Want It Darker ressemble à une lettre envoyée de l’au-delà par un homme élégant et serein, confortablement installé dans un transat au milieu d’un jardin peuplé d’oliviers et de femmes qui lui inspirent des cascades de vers innervés de sous-entendus lascifs. Encore vivant mais déjà un peu fantôme…

Un état gazeux qui résume assez bien la vie de cet artiste définitivement inclassable. Il a traversé le XXe siècle en passager clandestin, loin de l’agitation des modes et des emballements autocombustibles, de la pop au punk en passant par le folk, cet arbre trop chétif pour contenir tout son bestiaire métaphysique. Entièrement absorbé par ses tourments intérieurs, il a essoré son âme en peine dans des chansons cosmiques semblant dialoguer directement avec des étoiles portant des prénoms féminins. Une prière voluptueuse et mystérieuse murmurée par une voix chamanique grattée au papier de verre qui s’adresse aux zones obscures et dévastées de notre cerveau. De cette gorge profonde comme une faille océanique s’échappent des hiéroglyphes acoustiques dont on sent immédiatement la puissance à défaut d’en décoder toujours complètement le sens.

Tout poète n’est-il pas l’envoyé spécial d’un inframonde dont le commun des mortels n’a gardé que des souvenirs décolorés, ou plus exactement des sensations fugitives, cendres tièdes ravivées par l’étincelle d’une musique caméléon se glissant dans les interstices de la mélancolie et des désillusions? Alchimiste de l’âme, le barde canadien a l’art de transformer le vide en trip euphorisant, la gravité en semence mystique, les revers sentimentaux en promesses d’éternité.

Sans être tout à fait à contre-courant, Cohen a emprunté un chemin escarpé à l’écart de l’agitation. Peut-être parce qu’avant de donner de la voix, il a mastiqué le verbe, cette clé qui ouvre les portes des pièces les plus reculées de la sphère intime. La musique faisant ensuite office de mégaphone hypnotique à cette poésie pétrie dans la farine charnelle. Alors que Bowie faisait éclater les coutures de l’intérieur, Cohen s’est toujours tenu à distance de l’épicentre du monde moderne, suffisamment proche pour en sentir les vibrations, mais assez loin pour ne pas se brûler les ailes aux feux de la rampe. Une attitude de sage dictée par un instinct spirituel supérieur poli à la pierre philosophale de Yahvé, de Bouddha et… des femmes, qu’elles s’appellent Marianne, Suzanne ou Dominique, créatures célestes fluidifiant ses aspirations mystiques. Cette indépendance forcenée lui vaudra de longues éclipses et globalement une respectabilité moyennement soluble dans la célébrité, cette amante capricieuse. Ce qui est finalement le lot de tous ceux qui, comme Jim Jarmusch dans un autre registre, refusent de se laisser enfermer dans une cage, fût-elle dorée.

Dans ses fulgurances comme dans ses contradictions, ce dandy des grands chemins est le produit noble d’une époque qui a gagné en plaisir ce qu’elle a perdu en transcendance. Cohen est un hédoniste contrarié, ou en tout cas rattrapé par ses racines religieuses, et vice versa. Mais c’est justement cette ambivalence qui rend ses textes si prophétiques: le sacré y transpire de sensualité et le commerce des sentiments s’y confond avec l’entreprise divine. Intemporel hier, intemporel aujourd’hui, il laisse dans son sillage une oeuvre fragile, dépouillée et hantée par la perte, le doute, le plaisir et l’amour, ce doux poison.

Hors-série Leonard Cohen, en kiosque dès le 13 décembre.
Hors-série Leonard Cohen, en kiosque dès le 13 décembre.

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