Laurent Raphaël

Selfie, l’occulte de la personnalité

Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

Moi avec mes nouvelles baskets, moi et ma garde rapprochée, moi aux fourneaux, moi les doigts de pieds en éventail dans un parc, moi avec ma nouvelle coiffure, moi tout sourire, moi au bord de la crise de nerfs, moi la larme à l’oeil, moi avec un gros coup de soleil sur la face, moi au réveil toute chiffonnée, moi dans la pénombre zébrée d’éclairs fluo d’un club, moi et un gros plan de mon anatomie, moi, moi et moi… En plans fixes ou en capsules animées de quelques secondes, avec ou sans sous-titres, ma fille de 18 ans exilée à Londres déverse en jets continus l’écume de son existence sur Snapchat, l’appli de messagerie vidéo instantanée.

Il y a 20 ans, elle aurait sans doute tenu un journal intime à l’abri des regards. Aujourd’hui, elle sème aux quatre vents numériques les graines non germées de ses expériences d’ado entrant à reculons dans le monde désenchanté des adultes. Un inventaire en temps réel qui ne laisse pas de traces puisque tout s’efface après quelques heures, comme si la conscience de brasser du vent était inscrite dans la démarche. Et pleinement assumée.

Pour quelqu’un qui a grandi avant la révolution Internet, avant aussi le procès en sorcellerie de Freud, et cultive donc encore l’idée que la pudeur est l’antidote des regrets, difficile de comprendre cet exhibitionnisme permanent, cette exaltation en boucle de l’ego, comme si le moindre fait, geste ou parole qu’un individu produit justifiait qu’on convoque l’assemblée des Nations Unies. Quel est le moteur de cette gestuelle compulsive? La sidération du vide peut-être, ou à l’inverse une angoisse existentielle terrible que l’adepte du selfie conjure par l’agitation, un peu comme on meuble les silences gênants d’une conversation par des propos sur tout et sur rien. Une stratégie de dissuasion qui agit au final comme un paravent identitaire.

Quel est le moteur du selfie compulsif? La sidu0026#xE9;ration du vide peut-u0026#xEA;tre, ou une angoisse existentielle terrible, un peu comme on meuble les silences gu0026#xEA;nants par des propos sur tout et sur rien.

Pragmatique, la génération connectée a peut-être trouvé dans le narcissisme technologique un moyen confortable de supporter l’insoutenable légèreté de l’être. Puisque lutter contre le courant ne sert à rien, autant en faire un allié… D’autant qu’il y a des bénéfices secondaires à se tirer le portrait en rafale. Comme de faire durer le gaz enivrant du présent en le solidifiant sur l’écran, et ainsi en reprendre, même furtivement, le contrôle.

Sans aller jusqu’à parler de prétention artistique, la faculté de cette génération décomplexée à se réinventer et à remettre en jeu son image à tout bout de champ, au risque du ridicule ou du cancan, confine à la performance. Où est l’original, où est la copie? Ce trouble identitaire, on le retrouve dans les autoportraits de Cindy Sherman, la célèbre photographe transformiste, ou dans les portraits de famille recomposés de Dita Pepe, que l’on peut d’ailleurs admirer en ce moment à Bozar dans l’exposition Faces Now. L’artiste tchèque se glisse dans la peau et les habits de femmes de tous bords (bourgeoise, paysanne…). Un jeu de rôle qui interroge le regard, les certitudes, la relation aux autres. Devant le défilé stroboscopique de mimiques de ma fille, j’en viens à me poser cette question vertigineuse: qui est-elle vraiment?

Deux ans après avoir été élu mot de l’année par les auteurs du dictionnaire d’Oxford, le selfie et ses déclinaisons font partie du décor. De phénomène de mode potentiellement volatil, il est entré dans les moeurs par la grande porte de l’estime de soi. Le selfie a désormais son musée (aux Philippines), son roman (Selfies de Sylvie Weil tout juste publié chez Buchet Chastel), et… ses détracteurs. Plusieurs musées, dont celui de Versailles, ont ainsi interdit l’usage de ces perches encombrantes qui permettent d’intégrer un trophée (un tableau célèbre par exemple) dans la photo. Peut-être le signe que les accros du déclic ont fini par se lasser d’eux-mêmes et commencent à se réintéresser à ce qui se passe autour de leur nombril. Allez, tout n’est pas perdu! J’ai bien dû voir passer un portrait de mon aînée avec la Tate Modern en arrière-plan…

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