Rencontre avec le créateur de JETT: The Far Shore, sublime jeu vidéo d’exploration spatiale
Fruit d’un travail musical qui s’est conclu par la création d’une langue de 2.000 mots, JETT: The Far Shore imagine un gameplay inédit, une planète énigmatique et une civilisation ancestrale. Une oeuvre imparfaite mais très attachante qui signe le retour de Craig D. Adams, le père de Sword & Sworcery, après dix ans d’absence.
Le 13 octobre dernier, William Shatner effectuait un vol orbital de dix minutes à bord du Blue Origin. Sponsorisée par Jeff Bezos, cette virée symbolique de l’ex-capitaine Kirk de Star Trek s’ajoutait à une longue liste d’événements entrepreneuriaux, techniques et culturels prouvant qu’une partie de l’humanité rêve de fuir notre planète malade. Du NASA d’Ariana Grande à la Tesla Roadster qu’Elon Musk a envoyée dans l’espace il y a trois ans, les étoiles sont dans l’air du temps. Au-delà des séries télé et des films (1), le jeu vidéo offre également une sérieuse caisse de résonance à ces échappées stellaires. No Man’s Sky, EVE Online, Observation, Kerbal Space Program et Outer Wilds l’ont confirmé ces dernières années, dans des registres remarquablement hétéroclites. Merveilleuse et terrifiante, l’exploration des paysages grandioses de JETT: The Far Shore enrichit ces débats en confrontant une culture séculaire et un monde ouvert extraterrestre fascinants.
« L’idée de base de JETT ne relève pas tant d’un exode mais plutôt d’une balade sur une planète inconnue. Je pense que s’installer sur un autre astre est irresponsable et stupide. La somme d’attention médiatique publique que ce rêve draine depuis sept ans est un crime« , souligne Craig D. Adams, le paisible coauteur de JETT: The Far Shore. De retour, dix ans après le succès indé de Superbrothers: Sword & Sworcery EP (lire encadré), le développeur canadien qui a entre-temps quitté Toronto pour vivre dans une bourgade forestière, le long de la rivière Ottawa, précise que « nous n’avons qu’une planète et devons tout faire pour la conserver. Notre espèce traverse une époque difficile, mais les gens qui regardent trop Star Trek doivent arrêter. »
S’installer sur un autre astre est irresponsable et stupide. La somme d’attention médiatique publique que ce rêve draine depuis sept ans est un crime.
Cocréé avec Patrick McAllister, codeur diplômé en sciences informatiques et en philosophie, JETT reflète la personnalité de ses deux pères. Le pilotage de son vaisseau désarmé oscille ainsi, sans violence, entre l’usage d’un grappin, d’une torche et d’un scanner interagissant avec la faune et la flore locale. Évoquant notamment Flower de Jenova Chen, les paysages côtiers grandioses et les petits volcans en éruption perdus au milieu de champs de fleurs qui habitent JETT suscitent un ravissement constant. Son récit messianique brosse, lui, une civilisation condamnée qui a plongé une partie de sa population dans la torpeur millénaire d’une arche spatiale. Le joueur, dans la peau de Mei, s’y réveille aux côtés d’une équipe de huit explorateurs. Mystique, cette mission désespérée répond aux notes d’une étrange onde cantique ayant traversé l’espace et le temps.
« La musique et les doublages cimentent les fondations de mon travail de game design. L’univers de Sword & Sworcery s’était ainsi d’abord construit autour des compositions de Jim Guthrie, il y a douze ans. JETT a débuté de la même manière il y a huit ans, se souvient Craig D. Adams. On a lentement laissé mûrir les choses pour se retrouver avec une chanson de chorale prototypique amenant une dimension intime, simple, sacrée et ancienne au projet. » Cette genèse musicale détonne dans la création gaming. Cette dernière a en effet l’habitude de démarrer avec un artwork fondateur autour duquel se greffent le gameplay, le scénario et le level design.
Ex du Night School Studio (le studio d’Oxenfree récemment acheté par Netflix), Andrew Rohrmann (scntfc de son nom de scène) a coordonné le travail sonore de JETT. Sa bande originale longue d’une trentaine de titres vibre entre des nappes à la Vangelis, des beats électro (coucou M83!) et des passages orchestraux grandioses entre désarroi, danger et espoir. Randy Smith (le père du légendaire Thief sur PC) et Terri Brosius (la voix de SHODAN dans System Shock et collaboratrice sur Rock Band) ont épaissi l’étonnante densité musicale de JETT. Sans oublier Priscilla Snow, spécialiste de « sacred harp », une tradition de chorale sacrée originaire du sud des États-Unis au XIXe siècle.
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Rohrmann et Snow ont finalement accouché d’Old Steppes Song, la chanson de chorale fondatrice du jeu mais aussi de To the Stars, qui ouvre les déchirants adieux de Mei à sa famille. Pour ces compositions, le duo a inventé un solfège où le « do, ré, mi » a été remplacé par « vo, le, ga ». De fil en aiguille, d’autres mots se sont greffés et le volega, une langue imaginaire -qui colore tous les dialogues du jeu- est née. Pour l’étoffer, Craig D. Adams a de son côté appelé des amis parlant arabe et inuktitut, langue inuit pratiquée au Canada, en Russie et au Groenland. Le tout pour se retrouver avec un dictionnaire de… 2.000 mots!
« L’intention était d’avoir une histoire qui ne soit pas dominée par la langue anglaise et la culture occidentale. Car ça aurait forcément altéré la narration et la vision du monde. Nous avons donc enregistré ces langues -qui ne sont vraiment pas coutumières à nos oreilles- pour les disséquer, les mettre dans un blender et enfin voir ce qu’il en ressortirait, souligne Craig D. Adams. Cette volonté s’est aussi traduite dans le choix délibéré de ne pas avoir de protagonistes blancs pour une fois. Un peu de japonais, d’Europe de l’Est et d’autres peuples. »
Les dialogues omniprésents dans le jeu -notamment entre Mei et son copilote Isao- témoignent d’un peuple flegmatique adepte de courtes phrases qui en disent long. Donnant une aura inédite à ce trip, leur qualité d’écriture brosse une civilisation désespérée, fascinante de mixité entre technologie et tradition séculaire, notamment mongole. Les phases de pilotage vues à la troisième personne s’entrecoupent fréquemment de séquences narratives en vue subjective. Plongeant dans l’intimité de l’équipage, on les regarde, époustouflé, préparer un repas cérémoniel, coincés dans un frêle avant-poste en terres hostiles. Éligible à l’affiche d’un festival d’animation comme Anima, ce dépaysement culturel se double d’un autre sentiment d’émerveillement: celui de la découverte d’une terre promise fantastique peuplée de végétaux étranges et de colosses évoquant Shadow of the Colossus de Fumito Ueda.
La 3D réinventée
L’exploration de l’astre régi par des aurores boréales nocturnes (dont il faut se protéger la nuit venue) se vit comme une épiphanie. Elle invente en effet une grammaire ludique 3D jamais vue. Aux commandes d’une sorte d’aéroglisseur évoquant Wipeout, le pilotage de JETT se fait par des sauts aquatiques et terrestres. Tout sourire, on rebondit comme une sauterelle sur la cime des arbres d’une canopée impénétrable. L’impression de se transformer en poisson volant domine aussi au fil des missions maritimes veinant ce monde ouvert, notamment orchestré par Randy Smith. Si Sword & Sworcery était précurseur en pixel art divergent, Craig D. Adams a ici le bon goût de ne pas se répéter. Et ce dernier de déployer des paysages en 3D dont les rapports d’échelles évoluent quelque part entre Ico de Fumito Ueda (encore lui!) et 2001: l’Odyssée de l’espace de Kubrick.
« J’ai été marqué par l’exubérance de la 3D lorsqu’elle a débarqué dans les jeux vidéo au milieu des années 90. Particulièrement par Tie Fighter, Mario 64, Wave Race et F-Zero X. Les jeux de courses et de snowboard étaient alors un genre majeur à l’époque, mais ils ont ensuite doucement été relégués à la marge pour être remplacés par des First Person Shooters, ajoute Craig D. Adams. JETT questionne au final ce que sont devenues ces expériences. Pourquoi ne pourrait-on pas prendre SSX 3 (un jeu de snowboard populaire de 2003, NDLR) et le glisser dans Zelda: Ocarina of Time? En fait, c’est une question qui nous obsède depuis qu’on s’est rencontrés avec Patrick en 2007 lorsqu’on travaillait pour une compagnie de jeu vidéo japonaise à Toronto. On se demandait à l’époque pourquoi ne pas décliner la vibe de Fumito Ueda dans d’autres genres, ne pas donner une moto à Ico? JETT est donc ce projet dont on a toujours parlé! »
Cet écosystème qui a bien des égards offre des sensations d’émerveillement proches d’Another World et Journey est traversé de missions qui résonnent avec le récit de JETT. En route pour rendre cette terre inconnue habitable, on y détourne l’attention d’un colosse pour protéger une précieuse cargaison en cours d’atterrissage. Plus loin, on slalome entre des glaciers pour jouer à cache-cache avec un monstre marin. On y apprend aussi à déplacer un orbe sur un puits « ionique » afin de le rendre explosif et ainsi détruire le mur d’un sanctuaire sacré.
Peace, love and videogames
Entre exploration, puzzle game et dogfight, les objectifs évitent habillement toute violence directe. Le vaisseau -presque souriant- du joueur utilise d’ailleurs différents éléments au sol pour se charger en gaz soporifique (utiles pour se débarrasser de libellules géantes), pour recharger son bouclier, améliorer sa vitesse ou encore ses sauts prodigieux. Autant d’idées qui découlent notamment des flaques d’eau refroidissant les moteurs de MotorStorm: Pacific Rift, dont Craig D. Adams se dit fan absolu.
J’ai une aversion pour cette tendance qu’a l’industrie du jeu vidéo de perpétuer la violence. Mais ça ne veut pas dire que mon travail évite d’office toute forme de conflit.
« J’ai une aversion pour cette tendance qu’a l’industrie du jeu vidéo de perpétuer la violence. Mais ça ne veut pas dire que mon travail évite d’office toute forme de conflit. Superbrothers: Sword & Sworcery EP comporte des combats mais ils sont clairsemés et justifiés par le scénario. Après une joute, l’héroïne n’y devenait en outre pas plus forte et voyait, au contraire, ses forces diminuer, note Craig D. Adams. Patrick appréciant la philosophie, on est donc arrivés à la conclusion que JETT éviterait au maximum toute forme de violence ou qu’il l’utiliserait du moins avec raison. C’est difficile, mais ça en vaut la peine car j’ai envie de montrer aux gamers qu’il existe une place pour des genres non violents basés sur l’exploration et l’interaction avec des paysages. Mon rêve est que cette approche devienne aussi mainstream que les FPS. »
Scanner l’environnement, recueillir des informations, trouver une zone pour se construire un abri pour la nuit… Le gameplay pluriel du monde ouvert de JETT aurait certainement gagné à être plus développé, notamment dans ses phases de puzzle game. Difficile toutefois de ne pas s’attacher à sa forte personnalité. Et de ne pas souhaiter que le voeu de Craig D. Adams se réalise, tant la résolution des conflits dans le gaming passe encore trop souvent par la violence.
JETT: The Far Shore. Édité par Capybara Games et développé par Super Brothers / Pine Scented, âge: 7+, disponible sur PC, PlayStation 4 et PlayStation 5. ****(*)
(1) The Expanse, Interstellar, Lost in Space, Stowaway, Oxygen, Prospect…
Célébrant comme nul autre la convergence de la culture musicale et du jeu vidéo, Sword and Sworcery est le fruit de la rencontre de Craig D. Adams et de Jim Guthrie. Cette fable naturaliste gorgée de références au monde des concerts et des vinyles (le jeu comprend des faces A et B) est née d’un jeu de ping-pong où les compositions du chanteur folk canadien influençaient le pixel art longiligne d’Adams, et inversement. Brisant le quatrième mur et utilisant Twitter de manière novatrice dans ses dialogues, ce point & click se hissait finalement comme le premier hit indé à avoir percé sur tablettes et smartphones.
Lâché en 2011, le jeu d’aventure 2D figure parmi la première vague de hits indés aux côtés de titres comme Flower de Jenova Chen ou Braid de Jonathan Blow. Le titre qui a notamment influencé Monument Valley s’est ainsi écoulé à 1,5 million de copies en 2013. En avance de dix ans sur le game indé, Craig D. Adams n’en a pas moins peiné à revenir au-devant de la scène. La première version jouable de JETT qu’il a créée avec Patrick McAllister en 2014 ressemblait trop à un certain No Man’s Sky, ce qui l’a obligé à tout recommencer.
« Puis il y a eu Firewatch et Below. La barre a sans cesse été repoussée plus haut, note Craig D. Adams. Toutes ces années durant, on s’est posé la question du niveau de qualité qu’on voulait atteindre. J’ai littéralement vécu dans une cocotte- minute. Il est donc assez intimidant de revenir dans cette industrie après dix ans d’absence. L’astronome Carl Sagan dit que si vous voulez cuire une tarte aux pommes, vous devez d’abord inventer l’univers qui l’accompagne. Avec Patrick, on a un peu réfléchi comme ça avec JETT. Au final, on s’est peut-être laissés emporter ces dernières années. C’est en tout cas exaltant de savoir que le monde va découvrir notre univers, nos monstres, nos musiques. J’espère qu’il résonnera avec les gens.«
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