Jeux vidéo: petits papiers, grande culture?
Presse Start feuillette 40 ans de presse papier gaming en France. cet ouvrage rempli de témoignages s’impose comme un projet dense, fascinant et inédit. De quoi sacrer ces magazines au rang d’objets culturels aussi importants que le jeu vidéo lui-même?
La bécane du rétro gaming s’emballe ces dernières années. 300.000 euros pour un improbable prototype hybride de Nintendo-PlayStation. 100.900 euros pour une copie sous blister de Super Mario Bros. Aux quatre coins du globe, le foisonnement de ventes aux enchères illustre cette effervescence remplissant des salles comme celle de l’hôtel Drouot, à Paris. Cette fièvre contamine aussi des rééditions logicielles et hardware en pagaille. Au-delà des machine haute-fidélité (8 et 16 bits) d’Analogue et par-delà la vague des mini consoles 80’s/90’s (NES, Megadrive, PC Engine…), les vieux jeux inspirent aussi la création actuelle. Le tout, sur des titres néo-rétro doués comme Sonic Mania, Blazing Chrome ou River City Girls. Branche mésestimée de cette nostalgia ultra, la presse gaming française fait aujourd’hui l’objet d’une rétrospective monumentale et inédite sur Presse Start chez Omaké Books. Nourri de témoignages, l’ouvrage d’Yves Breem et Boris Krywicki se hisse en outre sur une pyramide de livres sacrant le jeu vidéo au rang de medium culturel hors pair.
» Dans les années 90, avec Nicolas Courcier -mon associé actuel, qui est aussi mon ami d’enfance-, on allait acheter notre magazine de jeu vidéo tous les mois. Le rituel était très précis. On avait huit ans et on sacralisait vraiment la presse, se souvient Mehdi El Kanafi, cofondateur de Third Editions, une des nombreuses maisons d’éditions françaises gravitant autour de la publication de beaux livres, rétrospectives et autres biographies disséquant la culture et l’Histoire du jeu vidéo. En fait, on était autant fans de magazines gaming que de jeux vidéo, si bien qu’on voulait devenir testeurs. »
Le témoignage de ce défricheur du secteur (Pix’n Love, poids lourd de l’édition de livres gaming, a racheté sa première maison d’édition il y a dix ans) résonne avec le crédit culturel qu’accorde le Liège Game Lab de l’ULiège à la presse jeu vidéo française. À savoir, que son incroyable diversité -jusqu’à 37 titres en kiosques en 2000- a contribué à bâtir la culture gaming.
Charlie Hebdo au joystick
Détaillant les coulisses -et parfois les magouilles- d’une presse hexagonale dont le zénith brillait dans les années 90, les onze chapitres de Presse Start captent brillamment l’essence de ce secteur aujourd’hui en voie de disparition. Les publications, souvent mensuelles, sont descendues de leur trône à mesure que le Web s’emparait de leur terrain de chasse favori: l’information. Qu’importe. Génération 4, Joystick, Player One et autres Console+ n’ont pas moins transmis à leurs lecteurs des clefs de décryptage ludiques essentielles à la formation de leurs goûts. « Désolé, l’informatique c’est de la merde!« , « Atari nous a tous pris pour des cons« , « IBM: des charlots »… Les nombreuses unes insolentes d’Hebdogiciel -un titre pionnier avec Tilt- prolongeaient en outre la tradition satirique de Charlie Hebdo, au début des années 80.
Ce ton bête et méchant, également présent chez Joystick (qui adorait entarter Bill Gates en dessin à la fin des années 90) puis Canard PC, ressort définitivement comme un trait de « french touch ». « Mais ce n’est pas forcément ce que j’en retiens, détaille Yves Breem, co-auteur de Presse Start. Plus que dans d’autres pays, la presse gaming française se distinguait par une curiosité sur ce qui se passait à l’étranger, en particulier au Japon. Et même si elle n’était pas étrangère à des problèmes déontologiques, elle a toujours été plus indépendante que dans le monde anglo-saxon ou au Japon. Là-bas, un magazine comme Famitsu n’est là que pour servir l’industrie, ce qui n’existe pas chez nous. Le jeunisme passionné voir amateur de la presse française dans les années 90 contrastait par contre avec le professionnalisme de son homologue anglo-saxonne. »
Marqué par des rédacteurs âgés en moyenne de quinze ans, cet âge d’or de la presse gaming hexagonale se posait volontairement à contre-courant du journalisme, au fil d’une écriture « pour potes ». La connivence entre journalistes et éditeurs s’explique comme une conséquence de la pression publicitaire dite captive (les annonceurs proviennent surtout de l’industrie du jeu vidéo) de ces publications. Avec mesure et contextualisation, Presse Start met en perspective ce trafic d’influence et d’autres petits secrets de fabrication, à l’image de ces rédacteurs utilisant plusieurs pseudos pour livrer un contre-avis dans un même article. L’enfer de la bricole nécessaire pour prendre des captures d’écran indispensables aux tests et aux soluces (nerf de la guerre de ces magazines) jalonne également cette période s’étirant selon les auteurs de 1995 à 2001. Un chapitre très attachant donc qui semble directement pointer vers les youtubeurs gaming adolescents actuels, nouveaux rois du game aux yeux des éditeurs de jeux. « Il y a effectivement un côté passionnel, très affectif commun entre ces deux profils. On réagit sur l’instant dans l’émotion qui touche les spectateurs sur YouTube comme ces rédacteurs qui écrivaient leurs tests à la première personne, souligne Boris Krywicki, chercheur au Liège Game Lab de l’ULiège et seconde plume de Presse Start. Quand un éditeur de jeux vidéo voit un Mister MV qui atteint, tranquillement ses 10.000 viewers sur Twitch alors que Gamekult compte 11.000 abonnés payants, le calcul est vite fait. »
Mourousi, Atari et les autres
L’âge d’or brossé par Presse Start contraste singulièrement avec les débuts de la presse jeux vidéo en France. Au-delà d’Hebdogiciel, Tilt, l’autre pionnier, se parait d’une approche magazine et lifestyle à peine croyable aujourd’hui. Yves Mourousi (présentateur du JT star de TF1 des années 80) y posait ainsi dans son salon en double page pour évoquer les nuits blanches de son Atarimania, soit « une détente plus active que la télé » (sic). Plus loin, sur quatre pages, un reportage photo léché plongeait dans les salles d’arcade du Pier de Brighton, en Grande-Bretagne. De quoi accuser l’âge d’or de la presse magazine gaming de régression jeuniste par rapport aux origines. « Du point de vue éditorial et intellectuel, c’est exact. Mais en termes d’offre et de service rendu au consommateur, il s’agissait d’une progression due à l’ampleur sociétale que commençait à prendre le jeu vidéo dans les années 90, corrige Boris Krywicki. Cette impression de régression n’est donc pas tout à fait vraie car dans son âge d’or, la presse spécialisée a fait preuve d’une formidable imagination, d’une passion et d’une volonté d’exhaustivité qui méritent d’être soulignées. »
Une septantaine de témoignages, triés avec une rigueur universitaire, émaille Presse Start. La particularité du livre -qui a épluché 226 titres de presse via Abandonware.org- vient d’ailleurs des profils complémentaires de ses deux auteurs. Membre actif de l’association de conservation gaming MO5, Yves Breem est une figure connue du rétro gaming en France et anime un podcast de référence sur la presse jeu vidéo, tandis que Boris Krywicki y a ajouté une méthode scientifique cautionnée par le Game Lab de l’ULiège.
Jeux vidéo: la vengeance du livre
Traitant également du déclin de l’âge d’or initié par l’arrivée de grands groupes comme Future et Hachette, Presse Start évoque aussi sa récente renaissance partielle via des mooks et une édition de livres aujourd’hui au beau fixe. Si seule une poignée de magazines papiers francophones survit actuellement (Jeux Vidéo Mag et le très recommandable Canard PC), six à sept livres francophones dédiés à la culture gaming sont sortis tous les mois l’an dernier. » Même pour les fans de jeux en boîte, l’habitude du téléchargement commence à prendre le pas, surtout face au deuxième confinement. Nos lecteurs sont donc contents de retrouver de beaux objets à mettre dans une bibliothèque. Il y a un fétichisme dans le jeu vidéo et le côté livre objet marche bien« , analyse Mehdi El Kanafi. Tous nos livres sont rentables, tous les sujets trouvent un public, nous en publions près d’une vingtaine par an. »
À l’instar des enseignes Soleil ou Hachette, le secteur de l’édition de livres passionnés de jeux vidéo compte une dizaine d’acteurs aux dessins éditoriaux marqués. Pix’n Love se consacre ainsi avant tout aux core gamers avides de faits historiques précis et de données factuelles, tandis que 404 Editions (propriété d’Editis, la maison mère de Pocket) vise plus largement la culture geek. Mana Books vogue entre ces deux approches tandis que Third Editions se subdivise en cinq collections. Parmi celles-ci, notons Sagas (GTA, Red Dead Redemption, Yakuza…), RPG (Kingdom Hearts III, Final Fantasy VII…) et Retro Gaming (La Révolution arcade de Sega, L’Année du jeu vidéo: 1998…).
Plus marqué que dans d’autres pays, ce paysage contrasté semble se dessiner comme une évolution naturelle de la presse jeu vidéo, selon Mehdi El Kanafi. « Notre livre Zelda, chronique d’une saga légendaire qui est sorti en 2011 s’est vendu à 50.000 exemplaires et a été traduit dans une dizaine de langues. Ça a suscité la convoitise de gros éditeurs. On a commencé à deux employés il y a six ans et on est cinq aujourd’hui. Mais on ne roule pas sur l’or. Notre boutique tourne sans crowdfunding, c’est important pour montrer qu’on croit dans nos rédacteurs. »
Unique en son genre, Presse Start pourrait, sans mal, enfanter d’autres projets similaires dans le monde de l’édition. Car la passion des vieux magazines de jeux vidéo monte. Au-delà du podcast sur la presse jeu vidéo d’Yves Breem et des incroyables scans de magazines français disponibles sur Abandonware.org, les vidéos Let’s Read! Retrogaming Magazine Videos de la chaîne YouTube Classic Gaming Quarterly alignent ainsi 20 000 vues par épisode. Cette émission qui épluche face caméra des magazines américains cultes comme Electronic Gaming Monthly ou des magazines japonais comme Megadrive Fan se double d’un marché du magazine d’occasion en plein essor. Cet été, au Retrogame Shop à Paris, des numéros de Consoles+ datant des années 90 s’y monnayaient ainsi à 25 euros pièce. Un investissement judicieux, avant un futur passage en salles de vente?
Presse Start, de Yves Breem et Boris Krywicki, éditions Omaké Books, 404 pages.
Presse Start doit sa rigueur scientifique au Liège Game Lab de l’Université de Liège. Articulée autour d’une quinzaine de chercheurs -dont Boris Krywicki, le coauteur du livre-, cette cellule cocréée par Björn-Olav Dozo étudie le jeu vidéo comme un objet culturel. Ses chercheurs tentent notamment de discerner un langage commun propre au médium. Fondé il y a quatre ans, le LGL a déjà partagé ses réflexions lors d’événements gaming marquants en Belgique. L’exposition Games and Politics à l’Iselp a ainsi invité l’an dernier Fanny Barnabé, une de ses chercheuses, pour une conférence sur les détournements de jeux vidéo. Spécialiste en jeux vidéo amateurs, Pierre-Yves Hurel a coordonné le projet Rives d’Europe chez Arts & Public, en 2017 (soit sept prototypes de petits jeux « engagés » réalisés, en quelques mois, par des béotiens). Fort d’un partenariat avec le fonds de conservation de Nintendo, le Liège Game Lab vient de créer le premier certificat universitaire aidant des animateurs culturels et des enseignants à utiliser la culture vidéoludique. Prochaine étape: faire émerger un nouveau champ de recherche à l’ULiège. Une démarche que l’on imagine délicate face aux disciplines scientifiques établies de l’institution…
Les Jeux vidéo
de Pierre Bruno (Syros, 1993)
Les Sciences du Jeu (ou Game Studies) datent de 2001 mais Pierre Bruno a défriché ce champ de recherche pluridisciplinaire huit ans auparavant. Le sociologue français détaille dans cet ouvrage les archétypes véhiculés par le gaming en traçant un parallèle fascinant avec les contes populaires. Analysant campagnes publicitaires, catalogues et articles de presse de l’époque, le livre se trouve assez facilement en occasion sur la toile.
Les Maîtres du jeu vidéo
de David Kushner (L’École des loisirs, 2003)
Journaliste pour Rolling Stone, Wired et Time Magazine, David Kushner retrace ici la folle épopée 90’s de John Carmack et John Romero, les cocréateurs texans de Doom. Son ouvrage détaille comment la synergie puis le divorce entre ce technicien et cet artiste hors pair ont créé un genre (le FPS) et transformé le jeu vidéo en industrie capable d’engloutir un budget de 210 millions d’euros sur une seule production.
Alexey Pajitnove – From Tetris with Love
de Daniel Ichbiah (Pix’N Love, 2016)
Bien avant de contaminer la Game Boy, Tetris a parcouru un singulier périple. Créé par Alexey Pajitnov (injustement privé de royalties de plusieurs millions), le puzzle game s’est échappé de son labo moscovite pour filer en Hongrie, puis aux États-Unis. Traitant d’une époque où s’opposaient l’Est et l’Ouest, l’ouvrage brosse une Russie qui se heurte au capitalisme, et surtout, les débuts de l’industrialisation du jeu vidéo.
Les Coulisses de Devolver
de Baptiste Peyron et Pierre Maugein (Third Ed., 2019)
Label fondateur du mouvement indé, Devolver a bouleversé l’édition de jeu vidéo en épaulant des titres indéfendables dans l’industrie (Gris, Minit ou The Red Strings Club…). À force d’interviews, Les Coulisses de Devolver: business et punk attitude plonge dans l’Histoire de ce qu’est United Artists au cinéma ou Image Comics en BD. Pas parfait sur la forme, l’ouvrage reste un témoignage précieux -et très attachant- d’une industrie en pleine mutation.
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