Serge Coosemans

« Il a peur de perdre ses données, ce qu’il va faire pour les sauvegarder va vous surprendre! »

Serge Coosemans Chroniqueur

Puisque Internet fonctionne désormais comme une télévision, quoi de plus normal que d’en garder les meilleurs programmes sur des équivalents de cassettes VHS, ricane Serge Coosemans. Pop-culture et carambolages, c’est Crash Test S01E07.

Ce lundi, j’ai 46 ans. Physiquement et surtout mentalement, on dit souvent que je fais moins, un peu dans le premier cas, beaucoup dans le second. Quoi qu’il en soit, j’entretiens déjà des marottes de vrai vioque, comme d’imprimer des textes dégottés sur le web que je trouve bons pour ensuite les classer dans des petites fardes en plastique. Ma presbytie trouve plus confortable la lecture sur papier que sur écran mais si je prends la peine d’imprimer tout ça, c’est aussi parce que dans ma tête de pré-papy, le papelard est tangible, durable, alors que le net, il suffirait d’un doigt sur l’interrupteur central pour que tout s’évapore à jamais. C’est idiot, je sais. Je me sens comme « la fille » dans The IT Crowd, à qui on fait croire que pour détruire Internet, il suffit d’entrer Google dans Google. Je ne pense toutefois pas totalement gagatiser, car il me semble par contre clair que dans le monde moderne, on n’est plus jamais vraiment sûrs de pouvoir retrouver les choses telles qu’on les a une première fois croisées. C’est que de nos jours, ce qui me marqua enfant, adolescent ou même adulte peut être amendé, remixé, reformé, déformé, transformé, soudainement réservé aux abonnés, disparaître ou, pire encore, se noyer dans l’abondance d’informations.

On en vient donc à par exemple se demander si quand le streaming légal sera généralisé, il sera toujours possible de retrouver sur Internet l’album Raw Power d’Iggy & The Stooges tel que sorti à l’origine, enregistré en deux pistes pourries ou si ne resteront accessibles que les remasterings bien plus récents et surtout plus proprets? Pourra-t-on un jour revoir la version bien granuleuse et un peu mal montée du Blood Simple des Frères Coen, qui me marqua bien davantage que le director’s cut où Frances McDormand est éclairée via retouches informatiques comme à la Fashion Week? Peut-on espérer que dans 10 ou 20 ans seront toujours disponibles la version la plus nihiliste d’Apocalypse Now, celle de Blade Runner avec la voix off ou une copie de Star Wars où Han Solo tire le premier? Comment faire pour retrouver tous ces morceaux punk et techno jadis écoutables uniquement sur MySpace, pour la plupart depuis évaporés? Evaporé, l’est aussi tout ce que j’ai écrit sur le web en 2001, pour des sociétés qui n’existent plus, et comment faire pour un jour relire ces textes? Alors que ça commence à drôlement sentir le roussi pour Twitter, que Facebook devient un endroit aussi sinistre que Google+, que les blogs sont désormais perçus comme des monuments virtuels dédiés à l’égo plutôt qu’à une forme moderne d’écriture, qui peut d’ailleurs prédire à quoi Internet ressemblera dans dix minutes et qui peut me certifier que je pourrai demain y retrouver tel quel ce qui me parle aujourd’hui, à moins de le sauver sous une forme qui ne puisse plus être chipotée?

De l’une de mes petites fardes, j’ai justement tiré un papier parle un peu de ça, publié sur le site du journal Libération en juillet dernier. C’est la traduction d’un billet du blogueur iranien Hossein Derakhshan, né en 1975, incarcéré à Téhéran en 2008 et finalement gracié en 2014, après beaucoup d’incertitudes, dont une rumeur de mise à mort. Le récent quadragénaire explique que lorsqu’il est sorti de taule, après 6 ans loin d’Internet et des ordinateurs, tout avait changé: « Quasiment tous les réseaux sociaux traitent désormais les liens comme n’importe quel autre élément – comme une photo ou un texte – au lieu de les considérer comme un moyen d’enrichir ce texte », dit Derakhshan, pour qui le lien hypertexte est l’essence même d’un world wide web excitant. « On vous encourage à poster un seul lien et à l’exposer à un processus quasi-démocratique de « likes », de « plus » et autres petits coeurs: ajouter plusieurs liens à un même texte n’est généralement pas permis. Les liens hypertextes sont placés dans une perspective objective, isolés, dépouillés de leurs pouvoirs. »

En fait, explique Derakhshan, nous sommes passés d’un Internet-Livre où les gens lisaient principalement des magazines en ligne et des blogs à un Internet-Télévision, où ils regardent essentiellement des images et des vidéos. Et quand on publie quelque-chose sur son blog, à l’ancienne, il faut désormais le promouvoir sur Facebook et Twitter pour espérer être lu. L’ennui, c’est que cela revient en fait à publier une petite annonce, sans être sûr qu’elle va tourner, ni être vue. Pour Derakhshan, ce n’est pas que désolant, c’est en fait le fondement même du stream, « une philosophie en soi qui associe deux des valeurs les plus dominantes et surfaites de notre époque: la nouveauté et la popularité. » Ce n’était pas tout à fait le cas il y a 5 ans, ça ne le sera peut-être plus forcément en 2020, bien que sa simplicité assure au stream un succès sans doute durable. Je ne suis donc pas si déclassé que ça avec mes fardes d’articles imprimés. Après tout, si Internet devient la télévision, quoi de plus normal que de collectionner ses programmes préférés sur un équivalent de cassettes VHS?

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content