Laurent Raphaël

Faut-il brûler GTA V?

Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

On n’échappera pas à la polémique: faut-il brûler GTA V, et avec lui tous les jeux vidéo violents? Ce qui reviendrait à bannir une bonne partie du catalogue des éditeurs de ce qui est devenu le premier loisir culturel au monde -on en voit certains qui s’étranglent-, loin devant le cinéma et la musique.

En 2012, le secteur a encore fait un carton: 60 milliards d’euros de chiffre d’affaires, soit quasi le double du 7e art. Plus parlant encore: d’après la dernière étude de l’ISFE (European Game Survey 2010), 25 % des Européens de plus de 16 ans taquineraient régulièrement la manette. Avec le boom des jeux sur smarphones, on peut parier un bras que ce pourcentage a explosé depuis.

Voilà pour l’arithmétique. Mais c’est évidemment sur un autre terrain, celui de la morale, de l’éthique et de la responsabilité collective que veulent en découdre les détracteurs, constellation hétéroclite rassemblant aussi bien des membres de ligues de vertu, des Républicains américains raides comme la justice divine, que des parents de toutes obédiences légitimement inquiets de voir leur progéniture passer leurs nuits à commettre des génocides. Leur raisonnement tient en deux phrases: la fréquentation assidue de Call of Duty, Fallout et consorts finirait par déteindre sur la cafetière, entraînant tôt ou tard un passage à l’acte dans la réalité. Et de brandir les noms de Breivik ou Merah, habitués à dézinguer tout ce qui bouge sur leurs consoles avant de commettre les horreurs que l’on sait.

Que penser de ce débat? Faut-il hurler avec les loups? Ou relativiser les critiques, en appelant à ne pas se tromper de cible? Première chose: difficile de nier la réalité. Les blockbusters font rarement dans la dentelle. Les FPS (pour first-person shooter) qui cartonnent à grande échelle, et sur lesquels se jettent les gamers occasionnels ou compulsifs, fonctionnent tous peu ou prou sur le même modèle: entrer dans la peau d’un tueur et faire un maximum de victimes. Qu’il soit le « bon » (Splinter Cell) ou le « mauvais » (GTA) de l’histoire est assez secondaire. Tout comme l’est le degré de sophistication du scénario comparé au pouvoir hypnotique de la pulsion de mort que titillent ces tirs aux pipes.

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Il y a pourtant lieu de nuancer, de dissiper l’odeur de poudre que dégage le dossier en prenant de la hauteur. Attribuer à ces titres belliqueux tous les maux de la société, c’est déjà omettre que la violence fait partie de la nature humaine. Staline ou Hitler n’ont pas eu besoin de s’abrutir sur Halo 3 pour fomenter les pires crimes de l’Humanité. La barbarie s’exprime très bien sans adjuvant vidéoludique.

Et si les franchises les plus populaires surfent habilement sur les angoisses postmodernes (paranoïa, sentiment d’impuissance, climat apocalyptique…), elles ne s’en inspirent pas moins d’une tradition folklorique ancrée, elle, dans la nuit des temps. C’est le credo du très sérieux pédopsychiatre Serge Tisseron. Dans Qui a peur des jeux vidéo?, publié en 2006, il faisait ainsi le rapprochement entre les jeux et le goût ancestral de l’Humanité pour le travestissement et le vertige. « Les jeux vidéo rappellent ainsi, par certains côtés, les baraques à foire, écrit-il. On y cultive les sensations extrêmes, et ce n’est pas un hasard si Grand Theft Auto IV évoque le plus célèbre divertissement de la fête foraine, les autos tamponneuses (…). Provoquer de pseudo-accidents permet de faire tout ce que les règlements interdisent le plus sévèrement dans la réalité. » Une explication reprise en choeur dans le Dictionnaire de la violence (Puf, 2011), qui souligne aussi que le virtuel permet au joueur de prendre symboliquement sa revanche sur un monde qui lui échappe.

Bref, sans renvoyer dos à dos les deux parties, il semble bien que ni l’angélisme ni la diabolisation ne feront avancer le schmilblick. La banalisation de la violence provoque certes une désensibilisation qui accentue le risque de confusion entre le réel et l’image (thème récurrent chez Cronenberg). Mais sans un terreau social défaillant et/ou une personnalité instable, un jeu n’a jamais enfanté un monstre. Les parents devraient peut-être songer à balayer devant leur porte, en troquant un soft contre, par exemple, un bon roman. Mais pour être un peu crédibles, il faudrait qu’ils commencent par lire eux-mêmes..

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