Laurent Raphaël

Empreintes digitales

Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

Il paraît qu’il y a des règles mais il faut bien admettre qu’Internet, c’est encore le Far West juridique.

Il suffit d’ouvrir sa boîte mail. On a beau s’être désabonné d’un listing auquel on ne s’était jamais abonné: trois jours plus tard, l’attaque de spams reprend de plus belle. Plus le temps passe, plus les dommages collatéraux de ce laxisme se font sentir, et plus on se rend compte qu’il faudra bien mettre un peu d’ordre si on ne veut pas que ce nouveau continent vire au cauchemar éthique. Le spectre d’une zone de non-droit qui autorise systématiquement tout ce que la législation interdit dans le monde réel n’est pas loin.

Un débat cristallise aujourd’hui cette cacophonie: le droit à l’oubli numérique. Avec sa mémoire d’éléphant, le Web conserve tout ce qui passe dans ses tuyaux. Souvent pour le bonheur des internautes qui peuvent y conserver photos, vidéos et fichiers. Mais c’est plus gênant quand des documents compromettants concernant votre pomme se baladent à l’insu de votre plein gré, accessibles à tous, y compris votre futur employeur. Pas sûr que la nana prise en flagrant délit de biture, vautrée sur une table jonchée de canettes vides au petit matin, puisse faire valoir une moralité à toute épreuve auprès d’un DRH qui aura pris la peine de taper son nom sur Google… Pour l’heure, cette verrue sur le CV est in-dé-lé-bi-le.

Pour pallier ce qui pourrait devenir rapidement un problème de société majeur, la Californie a d’ailleurs promulgué une loi, dite « loi gomme », qui permettra aux moins de 18 ans de faire disparaître, dès le 1er janvier 2015, toutes leurs e-erreurs de jeunesse. Sauf que c’est plus simple à décréter qu’à mettre en oeuvre. Il suffit en effet que quelqu’un ait relayé la publication gênante pour qu’elle reste visible aux quatre coins de la Toile.

Les petits et gros dérapages ne sont pas les seuls à poser problème. Comme l’a révélé un Britannique récemment, se désinscrire de certains sites commerciaux friands de données personnelles relève du parcours du combattant, quand ce n’est pas tout bonnement impossible. Si se retirer de Twitter ou Hotmail se fait en trois clics, il en va autrement pour iTunes, Amazon (désinscription difficile) et encore plus pour YouTube, Netflix ou WordPress (impossible de supprimer un compte).

u0026#xC0; terme, personne ne sera u0026#xE0; l’abri d’une mise u0026#xE0; nu intu0026#xE9;grale u0026#xE0; partir des empreintes laissu0026#xE9;es un peu partout sur le Web.

Si on ajoute à ces verrous institutionnels le fait que tout pousse à multiplier les traces sur les serveurs (que ce soit pour soigner sa « célébrité » ou simplement exhiber sa vie privée), on prend vite la mesure du problème qui attend les gardiens de la liberté individuelle. À terme, personne ne sera à l’abri d’une mise à nu intégrale sans son consentement juste à partir des empreintes digitales laissées un peu partout. Parcours professionnel, déplacements, état de santé, relations, passions, vices, en recoupant les données tapies dans les mémoires des sites, on pourra tout savoir sur une personne, en contradiction évidente avec le droit à la vie privée, concept inventé à la fin du XIXe quand le succès des petits appareils Kodak avait entraîné une circulation à grande échelle des photos, de quidams comme de stars. Comme quoi, l’histoire bégaie.

D’où cette idée de droit à l’oubli numérique, dont l’Union européenne, comme le rappelait Le Monde récemment, a fait son cheval de bataille. Un projet de règlement prévoit la possibilité de faire détruire le stockage d’origine mais aussi toutes les répliques, référencements, etc. De quoi se refaire une virginité. Et éloigner le spectre de Big Brother. Mais aussi priver par la même occasion les historiens de sources précieuses! Si on supprime les traces, on efface la mémoire. Et si on efface la mémoire, on se coupe du passé, ouvrant du même coup la porte à tous les révisionnismes. Bref, on a le choix entre la peste et le choléra. Pas sûr finalement que ce soit une si bonne affaire que ça Internet…

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