Jan Goossens dirige depuis douze ans le KVS bruxellois, dépoussiérant la vieille culture flamande, l’ouvrant sur la villemultilingue et juteuse de toutes ses migrations. Créant aussi, sans culpabilité passée ni paternalisme, un ambitieux lien culturel avec le Congo.

C’était il y a trois ans, un début d’été bouillant: la splendide salle du Koninklijke Vlaamse Schouwburg accueille une soirée autour de Marie Daulne. La Zap Mama partage la scène avec ses invités, Fredy Massamba, Dizzy Mandjeku et Flamme Kapaya. Cela groove sous les dorures contemporaines du KVS Bol (1) ce soir-là, la Bruxelloise Daulne, née au Congo d’une mère locale et d’un père belge tué par les rebelles Simba, livre son cocktail afro-européen. Pluriculturel, intégralement funky tropical. Equivalent flamand du National, le KVS a fait sa révolution culturelle dans les années 2000, et Jan Goossens pourrait bien être non pas son Tse Toung mais son Guevara. Certes avec moins de système pileux mais plus d’espérance de vie. Deux jours avant notre rencontre, ce quadra est encore à Kinshasa où le KVS présente pour la cinquième fois sa Connexion Kin, mix de créations d’ici et de là-bas. Là, il sort d’un repas partagé avec Arno: ils collaborent volontiers sur le festival ostendais Theater aan zee.Montures ciselées, chemise très blanche, français impeccable, on ne remarque pas d’emblée un fin bracelet coloré au poignet droit, comme si ce discret grigri symbolisait le lien noué à l’Afrique. « Cela n’a rien à voir avec le passé colonial de la Belgique, je suis né en 1971, je ne me sens pas coupable (…) mais ce travail ici et là-bas avec des artistes congolais vise à créer un lien plus équitable avec un pays dont les ressources ont permis à Léopold II de créer une partie de Bruxelles. » En 2005, Jan Goossens part pour un premier voyage avec David Van Reybrouck -futur auteur du remarqué Congo, une histoire- et découvre que « ce n’est pas juste une histoire de famine, de guerre et de misère, mais de population dotée d’une énorme dynamique dans l’art et la culture, d’une jeune génération incroyablement active mais isolée dans la création et sans moyen. J’ai pensé qu’il fallait briser cet isolement et créer un travail d’échange à long terme: nous inviterons des Congolais et nous irons là-bas. » Quatre ans plus tard, le premier festival tenu à Kin confirme que, loin d’être cosmétique, la culture du KVS se construit dans la longueur.

Jan Goossens grandit à Anvers où il vit son premier choc artistique, emmené par sa mère institutrice, aux représentations d’un Jeugdtheaterau Bourla: « De la magie pure, l’impression d’appartenir à cette communauté temporaire qu’est un spectacle de théâtre. » Son père, Paul Goossens, journaliste flamand d’envergure, ancien militant de 68 du « vlaams Leuven », sera notamment rédac-chef de De Morgen.Quand Goossens junior voit l’un des derniers concerts de TC Matic au Vooruit de Gand, il est frappé par « la force et le courage d’Arno, un sorcier sur scène ». Des études poussées -langues germaniques, spécialisation en littérature anglaise à Anvers et Leuven, un an à Londres, puis deux années de philo…- et un goût pour les arts de la scène le mènent à un stage à La Monnaie. Il y découvre, ébloui, les créations de Chéreau, Luc Bondy ou Peter Sellars, le lutin américain qui revisite et transgresse l’opéra. Il devient son assistant et voyage plusieurs années, au gré des mises en scène. « Sellars et le directeur de La Monnaie de l’époque, Gerard Mortier, travaillaient jour et nuit, allaient toujours au bout de leurs idées: j’ai compris que je voulais consacrer ma vie à cette forme d’art.  » Devenu assistant de Wim Vandekeybus, Jan Goossens, l’Anversois qui a transité par Leuven, vient vivre à Bruxelles: « Je découvrais la ville avec les danseurs et les gens de la compagnie, c’était agréable, chaleureux, j’habitais au centre du centre, Place du Nouveau Marché au Grain (jouxtant la rue Dansaert, ndlr). Là, j’ai compris qu’à Bruxelles, on pouvait rencontrer le monde entier. »

Bouillon des temps modernes

Ce monde entier, Goossens est décidé à l’explorer lorsqu’il devient directeur du KVS en 2000 après en avoir été l’un de ses dramaturges. Un an auparavant, le théâtre a quitté sa location historique de la rue de Laeken pour raisons de (grands) travaux qui dureront finalement cinq années. « On était partis au Bottelarij, un bâtiment industriel à Molenbeek, et la première saison y avait été plutôt dramatique, le public n’avait pas suivi. C’était très difficile mais il y avait quelque chose d’inspirant à être là-bas, dans un autre monde (…): cela a permis à cette maison de se reconnecter avec Bruxelles. » Goossens et son équipe oublient donc le répertoire « classique »de l’unique théâtre flamand, invitent de nouveaux créateurs, s’élargissent à la danse, la littérature et la musique, organisent des débats, rajoutent volontiers le français et l’anglais au flamand des représentations. S’occupant du Congo, entre autres, développant des liens avec la création palestinienne et, plus que tout, incarnant ce bouillon bruxellois des temps modernes. « En dix ans, le public du KVS a complètement changé: 30 à 40 % de nos spectateurs ne sont pas néerlandophones, plus de la moitié vient de la région bruxelloise alors qu’avant, c’était le quart. Bruxelles est une ville de minorités même si le français est encore la langue véhiculaire de la majorité. C’est une ville d’extrêmes où la Commission européenne n’est pas loin de Matonge, où l’Otan coexiste avec les migrants du Maghreb ou de l’Europe de l’Est, on y trouve des communautés de tous les pays du monde, y compris d’Amérique du Nord. La culture et l’art sont des lieux d’imagination: ils permettent de penser différemment. C’est aussi cela le projet du KVS: montrer que tout n’est pas une fatalité, pas plus la misère qu’autre chose. J’espère que l’on contribue à créer une conversation de qualité entre tous les Bruxellois. » Et au-delà puisque le KVS crée chaque année 150 à 200 spectacles en dehors de ses murs: de la Belgique au Congo. Où, c’est bien connu, on qualifie de « papa » toute personne digne de respect…

(1) le KVS compte deux bâtiments et deux salles principales qui se font face Quai aux Pierres, le Box, et, rue de Laeken, le Bol, la saison reprend le 10 septembre, www.kvs.be

Rencontre ET PHOTO Philippe Cornet

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