ANVERSOIS VOYAGEUR, LUC EMIEL ROOMAN ACHÈTE EN DÉBUT DE MILLÉNAIRE UNE MAISON AU CENTRE DE BRUXELLES ET Y OUVRE, AU PRINTEMPS 2010, ZSENNE ART LAB, GALERIE CONTEMPORAINE AU CoeUR D’UN QUARTIER HAUTEMENT HYBRIDE.

« C’est dans ce quartier-ci qu’est apparue la première porteuse de niqab à Bruxelles. » Quelques instants plus tard, deux femmes dressées en burqa « light »passent derrière Luc Emiel Rooman dont on tire le portrait devant sa galerie aux volets siglés Z et S. Comme Zenne ou Senne, l’ex-fleuve aujourd’hui couvert qui parcourt le Bruxelles historique, cité désormais transfigurée par toutes les formules de mélanges. Le ZSenne Art Lab est précisément au confluent du mix le plus urbain de 2013, rue Anneessens, juste au-delà de la « barrière psychologique de la Place Jardin aux Fleurs (et son fameux resto In’t Spinnekopke). Le coin est plutôt calme, même si on n’est qu’à deux blocs de la rue Dansaert: il y a bien un café espagnol et une épicerie, mais le week-end, il peut y avoir une heure sans la moindre voiture. C’est aussi une zone marquée par la pauvreté, avec plus de 30 % de chômage.  » Le ZSennede Rooman est une maison d’angle à trois façades faisant face à un bout de square où se croisent, sans forcément se fréquenter, branchés flamands, vieux migrants hispaniques, Maroxellois et « pas mal de pédés aussi ». Un vieux divan traîne dans la rue en face, une autre burqa bleue en sandalettes presse le pas en croisant un couple de gays tatoués. Un mec hurle en esperanto des incompréhensions. Une fine électro glisse d’un immeuble voisin, rénové, comme pas mal d’entre eux. Entretemps, on est monté sur la terrasse de la maison -Rooman y occupe deux étages- qui domine les toits et les histoires de la rue. Cinquante-sept ans et quelques parfums dandys, bronzé, Emiel s’installe dans un sofa de jardin, clopant activement: il n’a pas vraiment changé depuis notre première rencontre à l’ULB, en 1978, où il essayait alors de nous convaincre de la grandeur disco des Bee Gees. C’était la première fois qu’il vivait à Bruxelles. Et la fête n’était jamais loin.

« Je suis né à Anvers, mon père travaillait au chantier naval de Rupelmonde, il y préparait les budgets de construction des futurs bateaux.  » Le jeune Rooman se retrouve à l’école des curés, « presque jésuites » et y absorbe une dose de flamandisation appliquée: « Vous êtes flamands, vous êtes l’élite de la Flandre, nous disait-on, et si vous allez à Bruxelles, il faut exiger du conducteur de tram qu’il vous parle dans votre langue. Mais on nous disait aussi qu’il fallait connaître la langue des « voisins », qu’ils soient belges francophones, anglais ou allemands. J’ai grandi dans l’idée que la langue de Voltaire et de Montesquieu était riche, même si le français était aussi la distinction sociale véhiculée par les bourgeois d’Anvers, Gand ou Courtrai et que cela allait à l’encontre des intérêts du « Flamand opprimé ».  » Emiel a 14 ou 15 ans quand il file en train voir Bruxelles. Il ne se souvient pas d’avoir demandé à quiconque de s’exprimer en néerlandais (…) mais bien d’avoir confondu le Palais de Justice avec la Cathédrale de Koekelberg et aussi, du sentiment agréable de fréquenter « quelque chose d’étranger » à sa culture initiale. C’est pour cette raison qu’après être sorti des humanités chez les « quasi-jésuites », il vient kotter à Bruxelles et passe d’abord deux ans à la Vlaamse Economische Hogeschool: « Mais là, je ne voyais que des Flamands et chez les Flamands, les pédés, ce n’était pas encore tout à fait cela… J’ai donc décidé d’aller étudier à l’ULB, et là j’ai découvert un mélange incroyable de gens, d’origines, de conversations, et aussi Aimer à l’ULB et le Groupe de Libération Homosexuelle.  » Sans être militant « pédé », Emiel vit sa vie, ne reniant pas Anvers où il investit dans l’achat d’une maison qu’il retape, s’assurant ainsi quelques arrières. Bossant au KamerOpera Transparantde la métropole puis dans un boulot autre qui le ramène à Bruxelles où il fait de la gestion pour les Bains Connective, association faisant flamber les soirées de Forest. L’achat de la maison de la rue Anneessens lui ouvre d’autres perspectives.

Art & Barbecue

« L’idée de la galerie au rez-de-chaussée, après la fermeture du resto qui s’y était installé, est venue du fait que c’est un beau lieu, inspirant les gens qu’on y invite: au début, j’en avais l’intuition, pas la certitude, mais j’ai pensé qu’il y avait beaucoup à faire pour aider les artistes, les promouvoir, les exciter, les provoquer. D’ailleurs, le lieu fonctionne toute l’année, à raison de 15-20 résidences par saison, allant chacune d’une semaine à plus d’un mois. On s’occupe essentiellement d’art plastique et de performance.  » Parfois, on y goûte aussi une expo du Créahm, un morceau de musique et des expérimentations électroniques, sans oublier le « performer maison », le Français Rémi Tamburini, amoureux des installations low-tech: quand le temps le permet, l’expo quitte ses murs via un drink ou un barbecue sur le micro-square en prolongement de la maison. « Il appartient à la Ville de Bruxelles qui, jusqu’ici, nous laisse faire et on n’abuse pas.  » Une soirée grill sera pourtant la seule fois où le « quartier », incarné par une quinzaine d’ados arabes en mal de distraction, se manifestera négativement. « Ils ont commencé par vouloir nous donner un coup de main, mais quand ils se sont aperçus qu’on ne pouvait pas inviter quinze personnes supplémentaires à manger, cela a tourné au vinaigre: jets de pierres et poubelles renversées. Les flics sont venus et cela s’est assez vite calmé.  » Ce no man’s land qu’il s’agit de déchiffrer entre le coin branché de Dansaert et le canal s’offre le pari de faire autre chose, autrement. Sur un pied encore modeste -une petite subvention annuelle de 6000 euros de la Vlaamse Gemeenschapscommissie- vit la ZSenne asbl, comme si l’aventure artistique était, de fait, au coin d’une rue de cette drôle de ville, excitante, poreuse et foutraque, qu’est Bruxelles. Ou Brussel, dans le texte. ?

ZSENNE ART LAB, 2 RUE ANNEESSENS 1000 BRUXELLES, WWW.ZSENNE.BE

RENCONTRE ET PHOTO PHILIPPE CORNET

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