Yes we (Dun)can

© CHRIS LA TRAY

De passage à Paris à l’occasion de la traduction française des Frères K, David James Duncan revient sur 50 ans de politique américaine.

Acclamé outre-Atlantique depuis la parution de The River Why en 1983, David James Duncan (Portland, 1952) décrivait au début des années 90 et avec beaucoup d’humour dans Les Frères K les destinées contrariées d’une famille américaine dans l’après-guerre, avec la Guerre du Vietnam comme sombre horizon pour les trois fils aînés, un père ayant frôlé une grande carrière dans le base-ball avant un accident, et une mère ne vivant que pour Dieu. Une lumineuse saga familiale, riche en crises et rebondissements, enfin traduite en français.

Les Frères K a été publié aux États-Unis en 1992. Est-il facile pour vous d’en parler encore 25 ans plus tard?

S’il se déroule pendant « l’ère du Vietnam », on trouve de nombreuses similitudes avec la période actuelle. Entre les deux, les États-Unis sont intervenus en Irak, en Afghanistan… Le roman parle du double impact destructeur de cette entreprise impérialiste et du fondamentalisme religieux sur la vie intime des familles. À ce titre, les choses n’ont pas beaucoup évolué, sauf que désormais, la pauvreté d’une pensée intégriste règne sur le Parlement de Washington D.C.

Vous avez écrit deux romans importants, en 1983 et 1992, puis uniquement des recueils de nouvelles et des articles. Pourquoi?

Je suis devenu père, et j’ai connu trop d’auteurs narcissiques ayant ruiné leur famille sur l’autel de l’Art pour faire la même erreur. En outre, j’ai rapidement commencé à bouillir de colère en constatant à quel point la Terre était traitée comme une poubelle bonne à jeter. Pendant dix ans, je suis devenu un écrivain activiste, m’exprimant partout où je pouvais à ce sujet, y compris dans des essais comme My Story As Told By Water (2001). Maintenant que mes filles ont grandi, je me suis remis -depuis douze ans, et au désespoir de ma femme -à l’écriture d’un nouveau roman, Sun House.

Yes we (Dun)can

Pourquoi avoir choisi de raconter les aventures d’une fratrie nombreuse?

Chacun des frères incarne l’un des traits psychologiques d’une « personnalité collective » très complexe -le petit frère narrateur, Kincaid, racontant l’histoire comme j’aurais pu le faire. J’ai voulu que chacun d’entre eux soit confronté à un échec majeur pour progresser, acquérir une vision moins faussée du monde.

En quoi la mort de votre frère aîné a-t-elle joué un rôle capital dans la genèse de ce roman?

Mort à 17 ans en 1965, mon frère aurait été contraint de faire des choix concernant la conscription: fuir au Canada, devenir un mystique en quête de sens, partir sous les drapeaux? Ces trois possibilités sont incarnées chacune par l’un des frères K. Ainsi, ce drame personnel est à l’origine des blessures variées qui pèsent sur mes personnages de fiction.

De fait, la conscription par « loterie » altère le destin de vos personnages…

Oui, une terrible invention que cette conscription par tirage au sort, puisqu’elle transformait la perspective d’aller se faire tuer à l’autre bout du monde en un jeu de casino. D’ailleurs, ceux qui ont déserté cette conscription ont longtemps été considérés comme des lâches. Or il est parfois plus brave de refuser quelque chose que de répondre docilement:  » Qui voulez-vous que je tue? Ok, on s’y met. »

Les trajectoires des trois frères semblent dessiner aussi trois manières de gérer le poids des valeurs et pesanteurs familiales…

Quand j’étais petit, mon père, qui avait contribué à la libération d’un camp de concentration, ne faisait aucune différence entre Hitler et Hô Chi Minh. Or j’ai perçu assez tôt l’incroyable futilité et hypocrisie de la Guerre du Vietnam. Un jour, nous nous sommes bondis dessus à la fin d’un repas, avant de décider de ne plus jamais aborder ce sujet. Dans l’Amérique d’aujourd’hui, il me semble que cet apaisement des tensions n’est même plus envisagé, avec des machines à désinformer comme Fox News. Et puisque les faits n’ont plus aucune valeur, le changement climatique n’existe pas, par exemple. Je vis pourtant à l’Ouest des États-Unis, où des incendies dévorent les maisons chaque été depuis plusieurs années. Chez nous, les plus riches ont dramatiquement consolidé leur mainmise sur la richesse américaine, jusqu’à s’autoriser à opérer un lavage de cerveaux d’envergure nationale. Ils sont parvenus à créer un monde où les 25 plus riches gestionnaires de « hedge funds » font plus d’argent que l’ensemble des 150 000 enseignants de maternelle. Nous n’avons déjà plus de démocratie, on est en train de détruire jusqu’à notre culture collective.

Comment en est-on arrivé là, selon vous?

Il existe depuis l’administration Bush un mariage répugnant entre la religion et la politique, en contradiction totale avec la conviction des Pères Fondateurs. Et notre Président actuel est une star de la télé! Et ce, juste après Barack Obama, l’une des personnalités politiques les plus décentes des dernières décennies -même si son bilan en matière environnementale reste médiocre.

Pourquoi cette fascination pour les sagas familiales, outre-Atlantique?

Dans les années 80, de nombreux romans décrivaient les pères comme des monstres cachés, ou d’évidents bouffons à la Homer Simpson. Je souhaitais au contraire les décrire comme des êtres décents, tentant de faire au mieux. La famille peut constituer un havre constitutif, où les tensions peuvent être résolues en se relevant les manches tous ensemble. Par exemple, la façon dont les familles américaines acceptent rapidement, depuis dix ans, le mariage homosexuel, m’apparaît comme une très bonne nouvelle.

On vous a reproché de placer les femmes au second plan, dans vos romans…

Ce livre parle des relations entre un père et ses fils, avec en toile de fond un conflit armé au sein duquel les femmes n’étaient pas conviées! Maintenant que mes filles sont devenues adultes, je n’ai plus qu’une envie: raconter leur histoire à elles, et multiplier les portraits de femmes puissantes.

Les Frères K, éditions Monsieur Toussaint Louverture, traduit de l’anglais (USA) par Vincent Raynaud, 800 pages.

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