AVEC BLUE JASMINE, WOODY ALLEN RETROUVE LES ÉTATS-UNIS, MAIS AUSSI SA VEINE DRAMATIQUE, POUR LE PORTRAIT D’UNE FEMME EN SUSPENSION QU’INCARNE UNE MÉMORABLE CATE BLANCHETT.

Voilà plus de quatre décennies maintenant que Woody Allen tourne un film par an, rythme n’ayant connu que fort peu d’exceptions depuis Take the Money and Run, en 1969. Si son cinéma ne surprend plus guère, à force, il y a toutefois les années avec et les années sans. A cet égard, et venant après diverses excursions européennes d’un intérêt plus ou moins aiguisé, Blue Jasmine traduit un regain d’inspiration sensible. Woody y renoue dans un même élan avec les Etats-Unis et sa veine dramatique, mais aussi avec un genre qui lui a souvent réussi par le passé: le portrait de femme, figure déclinée de Annie Hall à Alice, de Another Woman à Mighty Aphrodite, et autres. Explications, début juillet, lors d’une rencontre parisienne décontractée -la perspective, peut-être, de rejoindre dès le lendemain la Riviera française où il tourne pour l’heure, en compagnie de Colin Firth et Emma Stone, son nouveau Untitled Woody Allen Project, millésime 2014 que l’on s’attend à découvrir en mai prochain à Cannes.

Partagé entre New York et San Francisco, Blue Jasmine consacre votre retour aux Etats-Unis. C’est toutefois une surprise de vous voir tourner sur la côte Ouest, si l’on se souvient combien Alvy Singer disait la détester il y a 35 ans, dans Annie Hall…

Il y a trois villes formidables aux Etats-Unis: New York City, New Orleans et San Francisco, qui sont toutes extrêmement européennes. J’adore San Francisco. Cette histoire est américaine, et se devait de prendre place aux Etats-Unis, une partie se déroulant à New York. Pour l’autre partie, j’aurais pu me rendre dans n’importe quelle ville: Cleveland, Boston, Los Angeles, le Texas, cela n’avait guère d’importance. Mais à partir du moment où j’allais devoir y séjourner deux mois, j’ai opté pour San Francisco. C’est une ville délicieuse, à l’égard de laquelle je n’ai pas du tout les mêmes sentiments que pour Los Angeles, que je trouve ennuyeuse. Après deux jours à L.A., je n’ai qu’une envie, c’est de rentrer à la maison. Alors que San Francisco, c’est comme se rendre dans le sud de la France: la ville est jolie et intéressante, et la culture y est très présente.

Pourquoi avoir voulu revenir au drame?

L’idée s’est imposée, je n’essayais pas de revenir à quoi que ce soit. J’étais chez moi, à penser au film que j’aimerais tourner, et cette idée m’attendait, toute prête, avec un arc dramatique complet, du début à la fin. J’ai eu le sentiment qu’avec la bonne actrice, cette histoire serait forte. Et je me suis lancé, sans autre raison. Je n’ai pas écrit le film spécialement pour Cate Blanchett, mais elle était mon premier choix, et j’ai toujours eu de la réussite en la matière: elle était disponible, et disposée à travailler pour le modeste cachet que nous pouvions lui offrir.

Pourquoi en avoir fait un personnage arrogant?

Ce sont des femmes comme j’en croise sans arrêt à New York. Elles baignent dans l’opulence, sont généreuses, soutiennent des oeuvres caritatives, mais l’essentiel de leurs activités consiste quand même à se rendre en vacances, à acheter des vêtements, des bijoux. Elles mènent une existence extrêmement privilégiée, et appartiennent définitivement à la classe supérieure, ce 1 % qui trône au sommet de la pyramide. Cela m’intéressait de voir une telle femme chuter, et devoir changer de vie.

Avez-vous envisagé ce film comme une métaphore de la crise financière?

Ce genre de situation s’est multiplié lorsque la crise financière a frappé les Etats-Unis. Auparavant, on ne voyait rien de tel: tout ne faisait que grimper, grimper, jusqu’à des hauteurs incroyables, totalement irréalistes. Et puis, tout d’un coup, tout cela a explosé. Des gens se sont suicidés, d’autres sont allés en prison, d’innombrables personnes ont vu leurs vies ruinées, c’était atroce. Et certains ont réalisé ne plus pouvoir maintenir leur train de vie, et ont dû vendre leur maison, délaisser le luxe pour faire leurs emplettes parmi le commun des mortels. C’est un phénomène intéressant, qui s’est produit lorsque tout a explosé à l’échelle mondiale, ce que les Etats-Unis ont ressenti de façon très vive.

Vous êtes l’un des rares réalisateurs masculins à donner un point de vue complexe aux femmes. Ecrire de leur point de vue vous paraît-il plus difficile?

Non, c’est le fruit d’un heureux accident. A mes débuts, je n’écrivais que pour des hommes -pour moi en particulier, et toujours du point de vue de l’homme. Et puis, j’ai rencontré Diane Keaton, nous sommes devenus proches et avons vécu ensemble, et elle a eu une telle influence sur moi que j’ai commencé à écrire pour des femmes. J’ai écrit Annie Hall pour elle, après quoi j’ai de plus en plus écrit du point de vue de la femme. Elles ont une plus grande complexité et une plus grande palette de nuances que les hommes, dont les aspirations dans l’existence me paraissent beaucoup plus simples -ils sont ambitieux, courent après l’argent, le sexe, le prestige, alors que les femmes sont beaucoup plus complexes, sophistiquées.

Comparée aux Etats-Unis, que représente l’Europe à vos yeux?

J’ai aimé l’Europe dès ma première visite, en 1965. Tout m’y a plu, et j’y suis revenu un nombre incalculable de fois. J’apprécie le mode de vie européen sans réserves. Et j’ai grandi en aimant le cinéma européen, ce qui a eu une importance considérable. Les films que l’on a aimés jeune exercent une grande influence. Beaucoup de gens me racontent qu’ils ont grandi en voyant des films américains, et combien ils sont enchantés lorsqu’ils découvrent New York ou la Californie. Et je peux les comprendre: la façon dont j’ai vu l’Europe dépeinte au cinéma avait un côté très séducteur.

Vous considérez-vous comme un cinéaste européen ou américain?

Je me considère comme un cinéaste américain, mais les Américains réservent à mes films le sort qu’ils réservent aux cinéastes européens. Je n’ai droit qu’à de petits cinémas, et à une distribution limitée, il y a des endroits des Etats-Unis où je dois me battre pour que mes films soient montrés, alors que l’Europe a toujours été très chaleureuse à mon égard. Il n’y aurait pas de plus grand compliment pour moi que d’être regroupé avec les cinéastes européens: ce sont ceux que j’adorais lorsque j’allais au cinéma. Et je serais très heureux de ne pas être considéré comme un cinéaste américain étant donné ce que sont devenus les films américains ces dernières années.

Qu’entendez-vous par là?

Les films américains n’ont pas évolué dans une direction très créative ni très saine. A une époque, les réalisateurs étaient prépondérants et respectés, et il en a découlé de bons films. Mais petit à petit, les studios ont réalisé que s’ils dépensaient 100 millions voire plus sur un film, ils pouvaient en espérer de tels bénéfices que faire un film pour 20 ou 30 millions ne représentait plus rien. Mais produire ce genre de film induit une peur à hauteur de l’investissement: on veut dès lors tout contrôler, et essayer d’anticiper les désirs du public afin de les rencontrer. Du coup, on prend toutes les mauvaises décisions sur le plan créatif, et on n’a plus le type de cinéma que l’on pouvait avoir dans les années 60 et 70 aux USA. Les films qui sortent cet été sont des adaptations de comics et tournent autour de la technologie. Un comic book est un très bon moyen d’étaler la technologie: elle devient l’enjeu du film au lieu de n’être là que pour soutenir l’histoire. C’est désolant. Nous sommes quelques-uns à continuer à faire des films, mais nous devons nous battre pour trouver de l’argent, ou pour que nos films soient montrés. Nous sommes marginalisés aux Etats-Unis.

RENCONTRE JEAN-FRANÇOIS PLUIJGERS, À PARIS.

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