APRÈS UN LONG DÉTOUR PAR LE DOCUMENTAIRE, LE CINÉASTE ALLEMAND RETROUVE LE TERRITOIRE DE LA FICTION AVEC EVERY THING WILL BE FINE, MÉLODRAME PUISSANT SUBLIMÉ PAR UNE 3D INTIMISTE. RENCONTRE.

Entre Berlin et Wim Wenders, il y a une longue histoire, écrite au confluent de l’intime et de l’engagement artistique. Auteur, en 1987 avec Les Ailes du désir, d’un foudroyant portrait de sa ville d’adoption, le cinéaste se voyait payer en retour en février dernier, la 66e Berlinale n’ayant d’yeux pratiquement que pour lui qui, non content d’y présenter Every Thing Will Be Fine, s’y voyait décerner un Ours d’honneur. Un hommage dont le réalisateur confessait combien il lui tenait à coeur: « La Berlinale a toujours représenté quelque chose de spécial et d’important à mes yeux. C’est ici que j’ai rencontré François Truffaut pour la première fois, alors que j’étais encore étudiant. Et j’y suis venu chaque année pour ainsi dire en tant que spectateur, même si je n’y ai jamais présenté que trois films, étant en général accaparé par leur montage en hiver. » A bientôt 70 printemps (le 14 août prochain), et même s’il avait procédé, pour la circonstance, à la restauration d’une dizaine de ses oeuvres, ces titres qui, de Alice dans les villes à Pina, en passant par Paris, Texas ou Tokyo-ga, composent un itinéraire aussi singulier que passionnant, Wenders refuse de se laisser bercer par la nostalgie. Consacrant son retour à la fiction, Every Thing Will Be Fine témoigne ainsi de l’acuité de son regard, le réalisateur y tirant par ailleurs le meilleur parti de la technologie, une 3D intimiste servant idéalement ce mélodrame intense où la mort d’un enfant produit des déflagrations multiples.

Vous aviez tourné Pina en 3D. Pensiez-vous déjà à l’époque recourir à cette technique pour une fiction?

Tout est arrivé en même temps. J’ai reçu la première mouture du scénario de Every Thing Will Be Fine de Bjorn Olaf Johannessen avant de commencer Pina. Le script m’a plu, et j’ai pris une option, moment où l’opportunité de tourner Pina s’est présentée. Ce film s’est fait en raison de ma conviction que la danse et la 3D allaient ensemble. En cours de tournage, j’ai réalisé, en faisant de brefs close up de chacun des danseurs, que la 3D leur donnait une présence dont je n’avais jamais eu l’expérience à l’écran. La caméra captait tellement plus de choses qu’on avait l’impression de les regarder à travers une loupe: chaque émotion ressortait sans qu’ils fassent rien de particulier. Et cela a constitué l’acte de naissance de Every Thing Will Be Fine: j’ai voulu recourir à cet outil pour un drame intime, et utiliser cette sorte de présence, avec l’implication du public qu’elle induit dès lors qu’on a l’impression de pouvoir toucher les acteurs, et partager un espace différent avec eux.

Dans quelle mesure la 3D influe-t-elle sur le travail avec les acteurs?

Puisqu’elle agit pour ainsi dire comme une loupe, elle fait ressortir l’affectation et le surjeu plus facilement. Il faut donc pondérer les acteurs, qui ne doivent rien montrer mais simplement se tenir face à la caméra, et être le personnage. Ils ont tous adopté cette conduite, et j’ai craint parfois qu’ils n’en fassent trop peu, mais j’ai eu tous mes apaisements en regardant les moniteurs: tout s’y trouvait, et se voit encore amplifié sur grand écran, où la performance apparaît beaucoup plus riche.

Bien qu’il s’agisse d’une fiction, avez-vous une connexion personnelle avec certains de ses protagonistes?

Je ressens des connexions personnelles avec plusieurs d’entre eux. A l’image du personnage d’écrivain qu’interprète James Franco, je dois composer avec la question de la culpabilité, un peu comme lui, en n’étant pas directement responsable mais bien présent, et impliqué. On ne peut s’y soustraire, en tant que cinéaste: le simple fait de tourner et de travailler avec des enfants engendre une immense responsabilité. Et c’est encore plus vrai avec les documentaires. Parfois, cette responsabilité peut aussi avoir des effets positifs, et je ne me suis pas senti coupable de voir les membres du Buena Vista Social Club devenir des sortes de Beatles à 85 ans bien sonnés (rires). C’était agréable pour le coup, mais cela peut aussi tourner différemment.

Quel est votre sentiment à l’égard de la culpabilité?

La culpabilité dévore et coupe le souffle qui vous permet de vivre. La surmonter requiert parfois de l’aide, parce qu’elle consiste pour l’essentiel dans ce que l’on se reproche à soi, plus qu’aux autres, et pardonner aux autres est presque plus facile que se pardonner à soi-même. C’est un sentiment négatif, dont le pardon est le pendant positif. Je ne voulais pas que le film tourne autour de la responsabilité de la mort d’un enfant, mais bien autour de la façon de provoquer un processus de guérison face à un événement traumatisant. Le titre est d’ailleurs le reflet de cette préoccupation.

Votre film fait appel à la grammaire hollywoodienne classique, à tel point que l’on pourrait le qualifier de « sirkien ». Pourquoi?

J’ai voulu adopter un cadre qui convienne à une façon différente d’approcher la 3D. Le langage cinématographique a beaucoup évolué, et comme j’y ajoutais une autre dimension, conserver certains éléments classiques m’a paru approprié. Mais ma référence principale a été le peintre américain Andrew Wyeth. Il avait un sens exceptionnel de la lumière et du cadre, et son travail a vraiment imprégné le style visuel du film. Wyeth peignait des toiles hyper-réalistes à une époque où personne n’en faisait- il a été le contemporain d’Andy Warhol et Jackson Pollock. Il a défendu stoïquement une approche esthétique qui n’avait plus cours, et a été notre modèle exclusif: à défaut d’équivalent cinématographique, nous avons opté pour un peintre.

Qu’appréciez-vous dans l’approche de Benoît Debie, le directeur de la photographie belge avec qui vous avez travaillé?

N’ayant jamais utilisé la 3D dans le registre de la fiction, il m’a paru intéressant de faire appel à quelqu’un qui n’en avait pas encore tâté et devrait l’inventer avec moi. Il me fallait un aventurier, quelqu’un qui aie des tripes, et de l’audace avec sa caméra. Je n’ai pas eu l’ombre d’une hésitation: les films de Benoît Debie avec Gaspar Noé sont parmi les plus étonnants qu’il m’ait été donné de voir ces 20 dernières années. J’ai été lui rendre visite à Detroit, pendant qu’il tournait Lost River, je l’ai observé au travail avec le réalisateur et l’équipe, et j’ai su que c’était mon homme. Benoît est un aventurier, mais qui apporte beaucoup de soin à la lumière et aux détails, tout en aimant le processus de mise en scène. C’était plutôt inhabituel pour lui de composer des cadres classiques -il tourne souvent caméra à l’épaule, et on ne peut guère imaginer plus sauvage aujourd’hui que ce qu’il a fait sur Springbreakers-, mais il a apprécié la perspective, la profondeur, l’espace et la présence qu’offraient la 3D. J’ai le sentiment que nous avons créé un univers assez unique: je n’ai jamais vu de film qui ressemble à celui-ci, ni ne dégage une telle sensation. C’est lié au fait que nous n’avions pas de modèle: nous nous sommes aventurés dans un territoire où personne ne nous avait précédés.

ENTRETIEN Jean-François Pluijgers, À Berlin

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