Novateur, Heavy Rain explore les Sentiments cachés du jeu vidéo. Un thriller qui, malgré son gros budget, ose de nouveaux codes, entre 7e art et joystick.
Ronronnant au rythme de sorties pop corn tape-à-l’£il façon Call Of Duty: Modern Warfare 2, la scène vidéoludique à gros budget ne s’embarrasse que rarement de questions existentielles. Oubliés la culpabilité ou le doute. Les murs des teenagers se tapissent exclusivement de puissance et de peur, flingue à la main face à des bad guys photocopiés. Les adultes en manque d’expériences ludiques plus finaudes se réfugient, eux, dans l’ indie gaming. Pas fauché ni expérimental, l’ Heavy Rain de David Cage leur ouvre une porte. Celle d’un blockbuster aussi léché et ultra réaliste qu’intelligent et téméraire. La super production intimiste de Cage élargit ainsi le spectre des émotions ludiques. Tout en abordant la question des rapports ambigus du cinéma et du joystick sous un nouvel angle. A mi-chemin entre jeu vidéo et thriller dramatique, Heavy Rain tente un nouveau langage. Les joueurs matures chantent sous la pluie.
« Je me sens terriblement seul dans mon travail », regrette David Cage, capitaine et créatif de Quantic Dream(1). « C’est tellement déprimant de déambuler dans des foires internationales du jeu vidéo en constatant que le reste de l’industrie n’a rien à voir avec votre travail. » Et de fait, avec son gameplay décharné et sa narration éclatée, Heavy Rain ne rentre dans un aucun moule. Pas même celui du cinéma qu’il singe pourtant avec force. Le créateur préfère parler d’une « expérience mature basée sur l’émotion et une narration interactive ».
Un père coupable d’avoir perdu ses 2 jeunes fils, un privé asthmatique au visage buriné, un agent du FBI gorgé d’ amphets et une mystérieuse journaliste insomniaque. Cage déploie dans son £uvre chorale un quartette de personnalités complexes dont les fêlures détonnent face aux super-héros du gamingmainstream. « Un des gros problèmes du jeu vidéo grand public est qu’il développe des émotions trop primitives, note Cage. Des sentiments qui collent à l’enfance et à l’adolescence. Une bonne partie de mon travail consiste donc à en déclencher d’autres plus rares. Avec comme but ultime de crédibiliser le jeu. »
L’effet papillon
A la manière du Crash de Paul Haggis, les destins de ce quatuor jouable séparément se noueront suite aux agissements d’un tueur aux origamis utilisant la pluviométrie comme épée de Damoclès. Soit un adepte de meurtres aquatiques laissant ses victimes se noyer dans des pièces submersibles. Non content d’être éclatés, les actions et dialogues à choix multiples du joueur modifient la trame d’ Heavy Rain. Vertigineux. Parfois à l’échelle d’une scène mais aussi avec plus de force sur le dénouement final, avec la possible mort en chemin d’un des personnages clefs. Sans que le jeu ne s’arrête pour autant.
Amputé de game over, Heavy Rain trébuche parfois dans son approche cinématographique. Clins d’£il à SAW (le sacrifice du père) et références à Seven sonnent faux tandis que la rigidité cadavérique des (vrais) acteurs de synthèse embarrasse, notamment lorsqu’ils s’embrassent. Mais le scénario et la suggestion malicieuse des fausses identités de l’assassin – avec autant de talent qu’un Scream – magnétisent joueurs et non pratiquants. L’impression de participer à une expérience nouvelle, plus aboutie que le précédent Farenheit, domine.
Sa réalisation de haut vol, ses cadrages travaillés et ses graphismes préférant aux effets spéciaux explosifs un ultra réalisme saisissant (jusqu’à la patine des murs de la ville moite), fascinent aussi. D’autant que l’empathie se démultiplie par des actions et choix à effectuer manettes en mains. De plus en plus décharné depuis le premier Nomad Soul, le gameplay des productions de Quantic Dream se limite ici à une suite de gestes à effectuer en secouant parfois le joypad et en orientant ses sticks dans diverses directions.
Ouvrir un frigo, boire une bière… A ces gestes banals viennent s’ajouter des touches à appuyer en synchro pour des scènes d’action comme une bagarre. Du Quick Time Event trop classique. Le tout pour un bilan qui laissera plus d’un gamer sur sa faim. « Inventaires, mécaniques… j’ai envie de jeter tout la pathos du jeu vidéo et de l’exprimer plus élégamment avec discrétion et transparence. » Le tout pour permettre une multitude d’univers parallèles explorables selon les choix et les actions réussies ou non du joueur, avec une vingtaine de fins possibles.
Assumée, cette démarche anti gaming semble diriger l’équipée Quantic vers la réalisation de longs métrages classiques. La présentation du film interactif aux côtés de Mathieu Kassovitz et Terry Gilliam en témoigne. Un coup marketing révélateur. « Certains critiquent mes films pour le trop plein d’informations qui en déborde, réclamant une direction précise. Mais je veux qu’on voie tout. Les jeux comme Heavy Rain sont peut-être une solution. D’autant que l’argent manque cruellement dans notre milieu », jubile le réalisateur de Brazil, qui n’avait jusqu’ici jamais pris de joypad en mains.
Présenté en avant-première aux Champs Elysées avec tapis rouge et bulles jaunes, le thriller noir de Quantic se tourne donc vers le septième art, quitte à renier les joysticks. « Nous ne sommes pas des réalisateurs frustrés. Justedes développeurs alternatifs avec un budget triple A », coupe court Guillaume de Foundaumière producteur du jeu et co-patron de Quantic aux côtés de Cage. » Les productions vides de sens me désespèrent. Depuis 20 ans, notre industrie s’est bornée à créer des jouets pour adolescents. J’espère un changement. » Nous aussi.
(1) Studio parisien qui avait entre autres
pixélisé David Bowie voici 11 ans dans Omikron: The Nomad Soul, un précurseur de GTA.
Heavy Rain
Édité par Sony Computer Entertainment et développé par Quantic Dream, âge 18+, disponible sur PlayStation 3.
Texte Michi-Hiro Tamaï
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