Wernher au téléphone

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Non, Mademoiselle, vous n’êtes pas la première à vous intéresser à ma grosse fusée. J’en ai fabriqué de toutes les tailles depuis que je suis tout petit mais, plus j’avance, plus je vois grand. Cent mètres de long, dix mètres de large, il n’en faut pas moins pour pénétrer l’atmosphère, défier la gravité.

Un sous-texte freudien? Je ne comprends pas. Je suis un homme simple, vous savez. Je n’ai jamais eu qu’une ambition: mettre assez de jus dans mon cylindre pour partir à la conquête d’espaces inexplorés.

Libérer mon inconscient? Non, je n’y ai pas songé. La science ne s’embarrasse pas de telles finesses, Mademoiselle. Saturn V+Apollo 11=homme sur la Lune, telle est mon équation. Les femmes ont souvent du mal à saisir ce genre de choses. Tenez, j’ai sous les yeux un dessin, j’aimerais tant pouvoir vous le montrer. Mais j’y pense, si vous êtes comme moi à Huntsville, Alabama, venez me rendre visite dans mon bureau de la Nasa?

Impossible, et pourquoi cela? Vous m’appelez de 2019? Vous plaisantez! Je suis capable d’envoyer des hommes dans l’espace, mais des femmes dans l’avenir, ne dites donc pas n’importe quoi. Et ne prenez pas ce ton patient avec moi, Mademoiselle, ça me rappelle ma mère. Elle me parlait toujours comme si j’étais le benêt de la famille, tandis qu’avec mes imbéciles de frères, elle n’avait jamais de mots assez tendres. Raplatie d’admiration devant mon aîné, folle de sollicitude pour mon cadet. Et j’avais beau me plier en quatre pour l’impressionner, ça ne faisait que redoubler son agacement.  » Wernher, soupirait-elle, si aucun homme n’a encore marché sur la Lune, ce n’est certainement pas toi qui vas y arriver.  » En vérité, c’est sans doute ce ton patient qui a exaspéré ma fureur à construire des grosses fusées.

Une psychanalyse, Mademoiselle? N’insistez pas, je vois très bien de quoi il retourne. Cet intellectuel d’extraction douteuse qui a fui Vienne en 1938 à cause de l’Anschluss. Pourtant c’était une grande et belle idée, l’Anschluss -l’Allemagne et l’Autriche enfin réunies dans leur socle commun de glorieuses valeurs patriotiques. Mais je m’égare. Ils m’ont bien recommandé, quand je suis entré à la Nasa, de ne pas m’épancher sur ce sujet. Vous savez comment sont les Américains -toujours se réinventer, du passé faire table. Et moi, je fais comme ils me disent. J’ai trop besoin de leur argent pour continuer à fabriquer mes fusées.

Oui, oui, un Nazi à la Nasa, c’est ce qu’on dit de moi. Mais c’est faire l’impasse sur bien d’autres aspects intéressants de ma carrière! Vous savez que j’ai tourné pour Walt Disney? Absolument, Mademoiselle, trois programmes télévisés dans les années cinquante. Je montrais mes modèles réduits. J’expliquais comment nous échapperions bientôt à la pestilence terrestre pour jouir dans l’espace infini. Ces émissions ont eu beaucoup de succès. On m’a félicité pour mes qualités de pédagogue. J’étais le héros, la vedette. Et je l’avoue sans fausse pudeur, ça m’a plu. J’ai toujours pensé que j’accrochais bien la lumière. Il faudrait vous montrer la photo où je pose, enfant, avec mes frères: on ne voit que moi.

Si c’était pour rejeter dans l’ombre mon passé? Mais c’est un raccourci grossier! Sachez que j’ai reçu la meilleure éducation. Mon père était baron, et même ministre sous la République de Weimar -un régime qui manquait de nerf, si vous voulez mon avis. Il m’a enseigné les valeurs chrétiennes, la détestation des Soviétiques. Ainsi, après la guerre, je n’allais tout de même pas servir les communistes. Ces gens n’ont aucun sens moral. Pas la moindre notion de la hiérarchie. Mettre tout le monde sur un pied d’égalité, et quoi encore? Si vous croyez que n’importe quel imbécile -mon frère aîné ou mon frère cadet, par exemple- serait capable d’envoyer des hommes sur la Lune, vous vous trompez. Soyons réalistes: il y a les hommes de génie et puis les autres, et je ne me classe pas dans la seconde catégorie.

Quoi, encore cette histoire de camp de concentration? Écoutez, tout ce qu’on m’a dit, en 1943, c’est de m’installer dans une ancienne mine en Thuringe, que j’y serais bien pour continuer mes recherches. Les Alliés n’arrêtaient pas de nous bombarder. Ils détruisaient nos centres d’expérimentation. On ne pouvait pas travailler tranquillement à ses fusées. Est-ce que je savais, moi, que la mine dépendait de Buchenwald? J’avais besoin de main-d’oeuvre, je ne regardais pas au détail. Et oui, il y en a qui sont morts dans les tunnels. Vingt mille, peut-être. Dans des conditions terribles, si vous le dites. Mais je n’avais pas le choix, Mademoiselle! Les guerres ont toujours permis à la science de progresser. Je n’y pouvais rien si on plaçait des bombes dans mes fusées.

Oh, inutile de me faire la morale. D’ailleurs les Américains n’ont pas tant fait la fine bouche, en 1945. Quand j’ai senti le vent tourner, je suis allé à leur rencontre. Ils m’ont accueilli à bras ouverts. Avec une centaine d’estimés confrères, on nous a transférés aux États-Unis, offert la nationalité. Ces grands enfants rêvaient d’envoyer leurs engins dans l’espace. Ils voulaient les faire voler plus haut que ceux des Russes. Mais ils étaient nuls, si vous saviez, complètement nuls en aéronautique. Les systèmes de propulsion à ergols liquides -il fallait voir leur tête, c’était comme si je leur parlais chinois. Alors ils m’ont confié les clés du centre spatial et m’ont dit:  » You’re our man, Wernher, do your job and we’ll forget about your Nazi past.  » Vraiment, j’estime que je m’en suis bien tiré. Mais tout cela est trop sérieux, Mademoiselle. Si je vous racontais plutôt comment, grâce à moi, l’homme a planté son drapeau sur la Lune pour la première fois?

Comment ça, il y a un problème avec le drapeau? Il semble flotter, pourtant il n’y a pas un souffle de brise sur la Lune? Vos contemporains crient au canular? Mais vous avez besoin de lunettes, en 2019! Si vous croyez que je me serais usé la santé, depuis mon jeune âge, à construire les plus beaux lanceurs pour qu’à la fin on envoie deux mauvais acteurs tourner l’alunissage dans un décor de carton pâte, vous vous moquez. Mais oui, j’admets qu’il y a un problème avec le drapeau, c’est qu’il est froissé. Ces faux plis lui donnent l’air d’ondoyer au vent quand il reste parfaitement immobile, vous n’avez qu’à comparer les photos. Et cela me fâche, Mademoiselle, cela me fâche terriblement qu’on puisse mettre en question l’oeuvre de ma vie à cause d’un problème de repassage. Des dispositifs ultra sophistiqués ont été développés pour s’extraire de la gravité, permettre aux astronautes de mener à bien leur mission dans des conditions particulièrement hostiles, et personne n’a été foutu de penser à repasser le drapeau, ça me rend dingue.

C’est le problème avec les Américains, ils sont approximatifs. De toute façon ils n’auraient pas dû prendre le drapeau des États-Unis. Sans moi, ils n’auraient jamais mis les pieds plus loin que leurs champs de maïs. Et ils s’en vont, comme si de rien n’était, planter leur piquet dans la première planète venue. C’est insupportable. Mais je vais vous livrer un scoop: je suis à deux doigts de les lâcher. Depuis qu’Armstrong et Aldrin ont pataugé sur la Lune, ils se prennent pour les rois du monde. J’ai beau leur répéter qu’il faut poursuivre la conquête, ils n’écoutent plus rien. Maintenant ils voudraient que je leur construise une station spatiale, une espèce de résidence secondaire pour que leurs astronautes aillent se prélasser en orbite, un bungalow interplanétaire où jouer aux dominos, alors qu’il reste des espaces infinis à pénétrer. S’ils me laissaient le champ libre, je leur décrocherais Mars, Jupiter, Saturne. Ma volonté ne connaît aucune limite.

Non, je ne profiterai pas de ma retraite pour engager une thérapie, Mademoiselle. Je n’ai rien à me reprocher et, avec des gens comme vous, on en serait toujours à l’âge du silex. Les hommes se divisent en deux catégories, ceux qui réfléchissent et ceux qui passent à l’action. J’ai choisi mon bord depuis longtemps. De toute façon, c’est trop tard. Il s’est passé tant de choses depuis ma lointaine enfance en Posnanie. Nos valeurs, nos frontières balayées par des ennemis aux idéaux suspects -la liberté, la démocratie, comme si rien de bon était jamais sorti de ce fatras. Quand j’y pense, j’ai le tournis. Il me semble que ma tête va éclater. À vrai dire, j’ai toujours estimé qu’il valait mieux ne pas trop penser. Cela donne du vague à l’âme. Cela empêche de construire ses fusées.

Chaque semaine de l’été, un écrivain imagine une nouvelle inédite inspirée librement par une photo emblématique du premier voyage sur la lune, il y a tout juste 50 ans.

Wernher au téléphone
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Julia Deck

Née en 1974 à Paris. Viviane Elisabeth Fauville, l’histoire d’une femme qui a tué son psychanalyste, paraît en 2012 aux éditions de Minuit. Suivront Le Triangle d’hiver et Sigma. Début septembre paraîtra Propriété privée.

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