Pour sa première fiction réalisée en dehors d’Iran, Abbas Kiarostami s’est tourné vers la Toscane, où il nous plonge dans un monde de faux-semblants, sur les pas d’une bouleversante Juliette Binoche. Rencontres.

De Copie conforme, son nouveau film, on peut dire sans prendre de risque démesuré qu’il marque un cap dans le parcours d’Abbas Kiarostami. Non content d’y poser pour la première fois sa caméra en dehors d’Iran, pour une fiction s’entend, en faisant de l’Italie sa terre d’élection, le plus illustre des cinéastes persans en confie aussi le rôle principal à une star, Juliette Binoche, rompant là avec son habitude de travailler avec des non-professionnels -cela, même si l’actrice française avait déjà prêté son concours furtif à Shirin, en 2008.

Parti sur ces bases inédites, l’auteur du Goût de la cerise signe un film étonnant, fidèle à son style et à ses questionnements fondamentaux, mais leur donnant ici un élan nouveau. « Peut-être s’agissait-il en effet, en quittant l’Iran, de réinventer mon cinéma, sans que cela ait pour autant été intentionnel, approuve le cinéaste, que l’on retrouve, derrière ses inamovibles lunettes fumées, dans les bureaux de son producteur parisien. Cette dimension permet de vérifier tout simplement l’universalité du cinéma, et du fait qu’une démarche cinématographique n’est dépendante ni d’une culture, ni d’une géographie, ni d’une langue. En dehors de ce contexte spécifique, il est toujours possible de transmettre un film, et un contenu cinématographique. » De contenu, celui de Copie conforme se révèle multiple: c’est incontestablement un film sur l’Italie qui semble littéralement imprégner la pellicule, contexte qui se double d’une réflexion sur l’art et le regard, et que complète enfin une rencontre amoureuse.

La nouvelle Eve

Pivot et c£ur de celle-ci, Juliette Binoche, qui, après avoir travaillé récemment avec des réalisateurs aussi divers que Hou Hsiao Hsien, Amos Gitai, Abel Ferrara ou Michael Haneke, poursuit un parcours résolument aventureux. « L’inconnu en est un vecteur, parce qu’il permet de récréer, d’être avec une autre vision, observe l’actrice, rayonnante . Avec Abbas, je n’étais toutefois pas totalement en terrain inconnu: j’avais vu ses films et, en me rendant à Téhéran, j’ai commencé à bien le connaître, nous nous sommes liés d’amitié. Beaucoup de choses me parlent dans son cinéma: ces paysages, ce silence, ces personnages, ces voitures, ces chemins, une espèce de vie entre 2, dans une fragilité, dans une recherche de qui on est et de ce qu’on fait là. Le tout, sans effort apparent. C’est cette vérité qui m’a attirée. » A quoi se superposera la qualité de la rencontre: « Une rencontre, c’est une écoute, et cela demande de l’espace, poursuit Juliette Binoche . Certains metteurs en scène ont besoin de tout contrôler, c’est leur vision du film, avec un côté un peu possessif. Abbas, même s’il est absolument responsable, est extrêmement généreux sur ce plan. Comme actrice, cette générosité m’appelle et me donne des ailes, parce qu’elle me permet d’exprimer ce que je ne connais pas de moi-même. » Et de rapprocher l’expérience de celle vécue sur Le Voyage du ballon rouge, avec Hou Hsiao Hsien: « Il y a, j’ai envie de dire, une liberté spirituelle, qui fait que c’est la femme qui émerge. »

Dans Copie conforme, Juliette Binoche est Elle, une femme anonyme qui pourrait aussi bien être la femme générique. A son propos Abbas Kiarostami évoque la figure de Eve, sans spécificité ni particularisme. « C’est la Eve d’aujourd’hui, souligne pour sa part l’actrice. Cette femme, seule, avec des enfants, on a l’impression que c’est assez commun, dans les villes surtout. Et cette attente de la femme par rapport à l’homme, et l’homme (le chanteur d’opéra William Shimmel à l’écran, ndlr) qui a envie de se barrer pour s’en cacher, parce qu’il n’a pas envie d’avoir trop de problèmes et de poids sur les épaules, c’est un thème en adéquation avec ce qui se passe aujourd’hui. Même si, heureusement, il y a des exceptions à la règle. »

Encore est-on ici chez Kiarostami qui, tout en l’inscrivant dans la modernité, explore leur relation à sa façon, toute particulière – « Je suis incapable d’imaginer cette histoire de façon linéaire, comme celle de gens qui se rencontrent au début d’un film et qui, à la fin, se sont rencontrés quelques heures auparavant. Ou alors qu’il s’agisse d’un couple marié qui passe une journée ensemble. Je n’arrive pas à voir cette histoire comme limpide, ou alors elle n’aurait pas d’intérêt », estime-t-il, sans appel. Et le réalisateur d’y appliquer ce qu’il appelle une « torsion », à savoir ce grain de sable narratif qui entraîne le film, et le spectateur avec lui, au c£ur d’un paysage recomposé où se rejoue, en une multitude de possibles, cette relation que l’on serait aussi bien inspiré de qualifier de femme/homme tant, en l’occurrence, c’est d’Elle que vient l’impulsion. Libre à chacun, du reste, de donner une lecture politique à cette conduite du récit au féminin, comme à la façon qu’a Kiarostami de dévoiler le visage de Binoche comme rarement auparavant, sauf peut-être chez Carax.

Brève histoire d’amour?

Au passage, c’est aussi l’axe du film qui s’est déplacé. La discussion théorique, nourrie du rapport entre copie et original dans l’art, qui en était jusqu’alors le moteur, s’estompe au profit d’une autre, qui pourrait bien être… son double, appliqué sur le terrain des sentiments. Les 2 protagonistes se sont-ils déjà rencontrés et aimés? L’histoire repasse-t-elle les plats ou n’est-ce qu’un leurre de plus? Réalité ou fiction? Peu importe, après tout, dès lors qu’Elle y croit, cette vérité s’imposant à tout autre. « Entre un monde qui se protège intellectuellement, qui met une distance entre l’émotion et la vie, soit ce qu’a tendance à faire l’homme, et une exposition de la femme qui veut un engagement et des faits, ce que dit Abbas, c’est qu’à l’arrivée, celle qui a pris le plus de risques est gagnante, observe encore Juliette Binoche. Même si, en amour, tout le monde est perdant et tout le monde est gagnant. »

Et que chez Kiarostami, le cinéma sort gagnant également, sa force d’expression étant portée à quintessence. Au fait, cette expérience hors des frontières de l’Iran est-elle appelée à se répéter? « Je ne veux rien dire de définitif ni de véhément, conclut le cinéaste. Mon prochain film sera tourné en Iran, c’est un projet qui me tient à c£ur, ce qui ne signifie pas que je ne tournerai plus à l’extérieur. Cette expérience de Copie conforme était très heureuse. » Bonheur dont le rire de Juliette Binoche se fait l’écho tonitruant…

Entretiens Jean-François Pluijgers, à Paris

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