QUATRE-VINGT DIX – GAËLLE BANTEGNIE SIGNE UN HYMNE AUX ANNÉES 90 LE LONG D’UN ROAD-TRIP FRANÇAIS PHILOSOPHIQUE ET GENTIMENT NÉVROSÉ.

DE GAËLLE BANTEGNIE, ÉDITIONS L’ARBALÈTE, 176 PAGES.

Du singulier au multiple. Des histoires à l’Histoire. On peut le dire comme on veut, c’est en tout cas un mouvement centrifuge qu’elle semble avoir adopté. Remarquée en 2010 avec Années 80, un premier roman qui convoquait ladite décennie à travers quelques jours de l’année 1983 de deux Français de Nantes, Gaëlle Bantegnie dévoile cette fois sa chronique des années 90 à travers celle, resserrée, de l’été 1998 d’Emmanuelle et Boris, jeunes profs de philo originaires d’Angers, abandonnés à la longue vacance qui sépare les oraux du bac de la prérentrée. Un couple libre et intello aux principes progressistes ayant établi, pour concilier leur relation et leurs désirs, une charte d' »afidélité » qui les autorise à ne pas bouder l’aventure extra-conjugale si elle se présente… En ce début d’été, Emmanuelle veut profiter des longues journées pour lire tout Leibniz dans l’ordre chronologique, crayon en main,  » histoire de décider de faire quelque chose« ; Boris veut aller à Pompéi pour vérifier si le chien pétrifié qui illustrait son manuel d’histoire ressemble à l’original. Ils finiront par faire du camping en France, un peu au hasard, vers le Pays Basque…

Oasis et Craven A

Angers, Quimper, Nantes, la Roche-sur-Yon, Nias, Bayonne: on enfile les villes et les kilomètres dans Voyage à Bayonne, le long d’une France de départements, de ronds-points et d’hypers. L’occasion de dresser l’inventaire délicieux et quasi maniaque des petits pots Nutella des hôtels Formule 1, du Paic citron du camping, des tentes Igloo en promo chez Décathlon et des premiers CD d’Oasis et de Courtney Love écoutés en boucle tout en fumant des Craven A. Dans la lignée des Choses de Perec, les objets infiltrent l’histoire du couple, absorbent leurs projections, datent leur malaise. Une manière, pour l’auteure, de contourner la sacro-sainte psychologie et d’atteindre à une sorte de niveau infra, minuscule, révélateur. Qui en dit long en particulier sur Emmanuelle, héroïne très Nouvelle vague, penseuse sans sujet, philosophe embarrassée d’un savoir tellement panoramique et fondamental qu’il la rend théoriquement apte à tout, mais curieuse de rien. Un personnage à fleur de peau, mi-irritant mi-bouleversant, gouverné par une sorte d’inadéquation, de perpétuelle indécision, de collante inconsistance, et dont certaines réflexions semblent tout droit sorties d’un film d’Eric Rohmer:  » Ce jour-là, Emmanuelle aurait pu aller à la plage mais elle avait préféré lire les premiers paragraphes du Discours de la métaphysique . De toute façon, elle n’aimait pas se baigner à Bénodet, où la mer était plate comme une moquette. » Une héroïne d’autant plus intéressante que, dans un récit qui rend une époque en couleurs, Gaëlle Bantegnie lui ménage un petit coin sombre. Névrosé, quasi glauque. Emmanuelle a la phobie des araignées, et une capacité à peupler son esprit d’insectes virtuels – » son petit film d’horreur portatif« . L’occasion d’une progressive infiltration d’hallucinations flippantes, que la romancière manipule à chaque étape du voyage. Savoureux portrait, Voyage à Bayonne est en dernière analyse une chronique, sans pathos nostalgique ou critique frontale, des années 90, magiquement reconvoquées par l’écriture. Cette France fin de siècle version classe moyenne, Renault Clio et lotissements de Maine-et-Loire, nous n’y étions pas. Pourtant, à coups de micro-gestes, de nuances et de matières, Bantegnie restitue une esthétique à laquelle on se sent à la fois triomphant et un peu honteux d’avoir bel et bien goûté, dans une décennie si proche et un siècle déjà si révolu. l

TEXTE YSALINE PARISIS

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