COMME UNE BÊTE, OU QUAND LE DOCUMENTAIRE ET LA LANGUE TECHNIQUE DEVIENNENT LES CARBURATEURS DU ROMAN.

Deux mondes a priori irréconciliables. D’une part celui, glissant, de la fiction, sa procession de fantasmes, son irraison, de l’autre celui des gestes machinaux, d’un quotidien procédurier et d’une langue technique a priori rétive à la métaphore. Une certaine veine de littérature française a pourtant réussi à s’infiltrer dans la crudité de ces mondes clos, pétris de réel surréel, pour y déloger de fascinantes échappées fictionnelles, épiques, autobiographiques ou poétiques. Visite en quatre temps.

LA CENTRALE (2010) DE ELISABETH FILHOL, ÉDITIONS FOLIO.

Premier roman frappé d’une extrême précision documentaire, La Centrale filme en gros plan les interventions de Loïc, intermittent du nucléaire abonné aux « arrêts de tranches ». Succession de sas, aire de confinement, combinaisons de sécurité: Filhol rend avec froide minutie l’atmosphère hostile assourdissante d’une centrale. D’un fond bétonné, elle déloge une sorte de poétique hallucinée, en plein décollage science-fictionnesque.

L’EXCÈS-L’USINE (1987) DE LESLIE KAPLAN, ÉDITIONS POL.

Dans l’immédiat après-mai 68 et pendant deux ans, la philosophe et historienne Leslie Kaplan intègre une usine. Démarche militante, expérience radicale, le projet débouche sur un court texte remarqué par Marguerite Duras. Récit hypnotique entre prose et poésie, L’excès-L’usine est une accumulation de petits tas de mots qui vident et redensifient la langue en regard de l’action collective régnant au sein de « la grande usine univers ».

NAISSANCE D’UN PONT (2010) DE MAYLIS DE KERANGAL, ÉDITIONS FOLIO.

Prix Médicis 2010, le livre relate la construction d’un gigantesque pont californien inspiré du Golden Gate Bridge. Soufflante épopée technique de la mondialisation, Naissance d’un pont est un livre exposé qui suinte, cogne, remue de la matière. Digérant l’énergie et la somme des gestes humains qui constituent l’ingénierie et l’architecture d’un chantier, Maylis de Kerangal dresse un roman fulgurant, à l’ambition toute américaine.

TERMINAL FRIGO (2005) DE JEAN ROLIN, ÉDITIONS POL.

Récit d’un voyage de plusieurs mois sur le littoral français à travers des villes à l’activité industrielle et portuaire massive, Terminal Frigo part à la rencontre de tous ces lieux mal aimés du traditionnel roman d’évasion: hauts-fourneaux, chantiers navals, empilement de conteneurs, entrepôts désaffectés, usines pétrochimiques et communautés de dockers. Dans une exploration en mode épopée, Jean Rolin sème des éléments d’une autobiographie en creux.

Y.P.

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