Vague à l’âme

© FRANCESCA MANTOVANI / ÉDITIONS GALLIMARD

Dans un récit bouleversant, Jean-Marie Laclavetine arrache au silence le souvenir de sa soeur Annie, morte noyée il y a 50 ans.

1er novembre 1968. Sur la côte basque fouettée par le vent, la mer ondule comme un toit en tôle. Au pied du phare de Biarritz, quatre jeunes grisés par leur insouciance profitent du spectacle quand, soudain, une vague scélérate que personne n’a vu venir s’élève au-dessus du promontoire et les engloutit. Les deux frères, Bernard et Jean-Marie, parviennent à s’accrocher in extremis aux rochers, contrairement à leur soeur de 20 ans et à son petit ami Gilles qui disparaissent dans le ventre de l’océan. Après une lutte acharnée, ce dernier parvient à s’extraire de la marmite écumante, mais pas Annie, retrouvée morte un peu plus tard par des surfeurs alertés par les badauds. Ironie du sort: le lieu est connu sous le nom de Chambre d’Amour et une légende fameuse prétend que deux amoureux qui s’y étaient réfugiés pour échanger baisers et promesses y avaient péri, emportés par les flots…

Un drame vite recouvert d’un linceul de silence par des parents pieux qui n’ont trouvé que ce moyen radical pour surmonter leur chagrin et conjurer une sourde culpabilité. Il faudra 50 ans, un rêve entêtant avec une jeune femme en robe blanche et surtout le décès de Jean et Janine Laclavetine pour que leur fils Jean-Marie, devenu entre-temps écrivain et éditeur de renom (chez Gallimard), rembobine le film des événements dans un récit de reconstruction qui vise avant tout à redonner sa place dans l’Histoire familiale à cette soeur morte deux fois, dans le golfe de Gascogne et dans la mémoire des survivants.  » D’Annie, que reste-t-il? Qui était-elle? L’ai-je connue? Ce grand trou de silence en moi, par qui est-il habité?, s’interroge avec angoisse l’auteur de La Maison des absences. Cinquante ans plus tard, je me penche enfin au bord du puits noir, mais aucune vérité n’en sort. Le silence a rongé celle qu’il était censé préserver. »

Vague à l'âme

De l’ombre à la lumière

Le temps a mité les souvenirs. À commencer par les siens, souvent démentis après vérification -il s’en amuse d’ailleurs-, par exemple sur le déroulement exact de cette funeste journée. Jean- Marie n’était pourtant déjà plus un enfant, il avait quinze ans. Mais le choc a brouillé la conscience, flouté passé et présent, au point de lui donner l’impression d’être réellement né ce jour-là, avec la douleur – » La mort m’a fait ce que je suis« .

Pour redonner vie à ce fantôme, il interroge son entourage et les témoins de l’époque. À travers sa fille qui n’a bien sûr pas connu sa tante mais n’en était pas moins hantée par le mystère l’entourant – » Je n’ai pas pu combler le vide que tu as laissé« , écrira-t-elle à l’absente-, il prend la mesure du trauma:  » C’était tout de même une sacrée vague, pour traverser ainsi les générations en renversant tant de choses sur son passage. »

Au fil des témoignages -ceux de ses frères, soulagés que quelqu’un brise enfin le secret, mais surtout celui de la meilleure amie d’Annie à l’époque et celui de Gilles, retrouvé après d’intenses recherches- s’esquisse le portrait mosaïque, photos et extraits de lettres à l’appui, d’une jeune femme cultivée, mélancolique, libre, parfois cruelle et fragile – » J’ai connu la liberté démente des solitaires« , confiera-t-elle après avoir vaincu l’anorexie-, à l’étroit dans ce milieu provincial et catholique d’après-guerre symbolisé par des parents unis pour le meilleur et pour le pire.

D’une prose vagabonde polissant délicatement l’intime, Laclavetine dompte peu à peu le néant, et ramène de la vie dans cette famille brisée, comme quand on ouvre grand les volets d’une pièce trop longtemps restée fermée. Lumineux.

Une amie de la famille

De Jean-Marie Laclavetine, éditions Gallimard, 190 pages.

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