SARAH GAVRON RETRACE, DANS UN DRAME HISTORIQUE SENSIBLE, L’ÉPOPÉE DES SUFFRAGETTES, MOUVEMENT FÉMINISTE BRITANNIQUE QUI, VOICI UN SIÈCLE, DEVAIT MENER UN COMBAT OPINIÂTRE POUR L’OCTROI DU DROIT DE VOTE AUX FEMMES.

On avait découvert Sarah Gavron avec Brick Lane, le récit délicat du combat mené par une jeune immigrée bangladaise en Angleterre pour se libérer du carcan d’un mariage arrangé, et prendre le contrôle de son existence. Huit ans plus tard, Suffragette vient confirmer l’engagement féministe d’une cinéaste ayant de qui tenir, il est vrai: sa mère s’était lancée dans la politique britannique à une époque où l’affaire était loin d’être entendue, dans les années 70 et 80, et Gavron raconte volontiers combien l’avoir vue s’imposer dans ce milieu très masculin l’a profondément inspirée. C’est, du reste, armée d’une solide détermination, que la réalisatrice anglaise s’est lancée, en compagnie de la scénariste Abi Morgan et de ses productrices, dans l’aventure au féminin d’un second long métrage tout sauf anodin puisqu’il retrace, à un siècle de distance, l’histoire d’un mouvement féministe d’importance, les suffragettes, dans leur lutte pour l’octroi du droit de vote aux femmes.

Comment expliquez-vous que l’histoire des suffragettes n’ait pas été racontée plus tôt au cinéma?

Nous n’avons pas cessé de nous poser la question. Il est franchement étonnant de se dire que 100 ans plus tard, un volet aussi significatif de notre Histoire n’ait jamais été porté au grand écran. Il y a là, à mes yeux, un symptôme de l’inégalité: quand j’étais à l’école, les suffragettes n’étaient pas reprises dans le programme des cours. Il a fallu longtemps pour que le sujet soit pris au sérieux, comme nous l’ont confirmé les historiens que nous avons consultés. Une autre raison tient au petit nombre de femmes évoluant dans l’industrie du cinéma, et au fait qu’un tel projet devait probablement, même si pas nécessairement, être porté par une équipe féminine. Nous sommes sans doute arrivées à un moment où le sujet paraissait plus pertinent: les suffragettes résonnent avec le monde d’aujourd’hui. En faisant ce film, on ne rouvrait pas seulement une page d’Histoire, on entamait aussi un dialogue avec le présent.

En quel sens?

Par une série de choses. Les Archives nationales ont révélé, en 2003, qu’elles avaient été l’objet d’une campagne de surveillance policière secrète, la première en son genre, révélation qui est venue alors même que la presse faisait état de nombreuses campagnes de surveillance de ce type. La brutalité policière et gouvernementale qu’elles ont subie faisait aussi écho à notre époque, et notamment le fait qu’elles aient été nourries de force, ce qui est considéré aujourd’hui comme une forme de torture, pratiquée à Guantanamo. Et puis, on a vu une femme comme Melala Yousafzï s’exprimer sur le fait de n’avoir pas eu accès à l’éducation. Beaucoup de choses résonnaient, alors que l’on réalise que de nombreuses femmes, dans diverses parties du monde, se battent encore pour des droits humains fondamentaux. Et même ici, en Angleterre, il y a un nouvel activisme pour essayer de pousser l’égalité encore plus loin.

Le film a-t-il été difficile à monter?

Cela a pris du temps. Nous avons développé Suffragette pendant six ans, parce qu’il nous fallait trouver la façon appropriée d’aborder l’histoire, mais aussi réunir le financement. Il y a trois ou quatre ans encore, je ne pense pas que nous y serions arrivées. Mais là, le timing a joué en notre faveur: il y avait quelque chose dans l’air, lié aussi au fait que les gens sont de plus en plus conscients qu’il y a fort peu de films dont l’histoire est portée par des femmes, ou qui sont réalisés par des femmes. Le nôtre a donc suscité de l’intérêt.

Avez-vous envisagé de tourner un biopic sur Emmeline Pankhurst, la leader du mouvement des suffragettes qu’incarne brièvement Meryl Streep?

Nous y avons pensé, il y a là une expérience fascinante à raconter. Mais notre sentiment était qu’on aurait alors eu la biographie d’une femme d’exception, et quelque chose ressemblant à une étude du pouvoir. Pour nous, la connexion avec aujourd’hui résidait dans le fait de prendre une femme ordinaire, ne disposant ni de plateforme ni de droit, et de voir ce qui la conduisait à l’activisme. On pouvait ainsi suivre son parcours, et la relier avec des femmes d’aujourd’hui. En outre, le mouvement comptait de nombreuses ouvrières comme Maud Watts en son sein. Les suffragettes ont fédéré les femmes en Grande-Bretagne, par-delà les divisions de classe encore fort présentes. Et puis, les ouvrières avaient beaucoup plus à perdre et nous avons voulu les sortir de l’ombre.

Le personnage de Maud Watts, au coeur du film, est-il fictif?

C’est un personnage composite, pour lequel Abi s’est inspirée de fort près de différentes femmes comme Hannah Mitchell, Annie Kenney, et d’autres encore, issues des classes ouvrières, et dont les histoires, bien documentées, nous semblaient contemporaines. On peut donc retrouver la trace de Maud, même si elle n’est pas basée sur une femme unique.

Qu’est-ce qui faisait, à vos yeux, de Carey Mulligan la suffragette parfaite?

Déjà au stade de l’écriture, nous tenions à ce que Carey incarne Maud. Elle a cette capacité incroyable à habiter ses personnages avec une absolue sincérité. Nous voulions que le film semble authentique, réel, et que les compositions des acteurs soient vraies et retenues. Carey est à même de transmettre beaucoup tout en en faisant fort peu. Le personnage de Maud grandit dans son activisme, il faut l’observer, et Carey a cette aptitude à faire partager un voyage intérieur intense. Elle peut tout jouer.

Le film entretient l’idée que suivant la perspective adoptée, quelqu’un peut être perçu comme un combattant de la liberté ou un terroriste. Quel est votre sentiment à cet égard?

Il me semblait intéressant d’envisager cette question dans le contexte de l’époque. Ces femmes se sont battues poliment et constitutionnellement pendant plus de 40 ans, et ont été confrontées à des promesses non tenues, avant que l’Etat n’adopte une attitude toujours plus brutale à leur égard. Ce n’est qu’alors qu’elles sont passées à la désobéissance civile, et elles ne l’ont fait que pas à pas. Elles n’ont jamais pris pour cible des vies humaines, mais uniquement des biens matériels. En ce sens, c’est tout à fait distinct du terrorisme moderne, même si elles prenaient de grands risques. J’ai voulu explorer ce qui les avait poussées à de telles extrémités.

Qu’aimeriez-vous que les gens retirent de votre film?

J’aimerais que le film nous rappelle que nous venons de loin, et combien nous sommes redevables à ces femmes qui nous ont précédées, et aux activistes en général qui ont balisé la route pour nous. Mais qu’il nous rappelle aussi combien il nous reste de marche à faire, parce que c’est une bataille encore en cours.

Au-delà du droit de vote, il s’agissait de faire entendre sa voix?

La question du vote est symbolique: avec le vote viennent les droits. Une fois le droit de vote des femmes obtenu, une série de lois ont suivi en Grande-Bretagne: elles ont accédé aux droits parentaux, ont pu siéger dans les jurys, devenir avocates, ont pu gérer leur propre argent… Il est important de se lever et d’être prise en compte, mais il y a plus: il s’agit de faire évoluer la façon dont les femmes sont perçues dans la société.

On a appris, ce matin, la disparition de Chantal Akerman. Avez-vous été influencée, lors de vos études de cinéma, par certaines cinéastes féministes?

Ooh! Des femmes cinéastes m’ont influencée, indubitablement. Certaines de mes inspirations-clés ont été des femmes, pas seulement parce qu’elles étaient des femmes, mais parce que j’aimais leurs films. J’étais alors au début de la vingtaine, j’aspirais à devenir cinéaste ou, en tout cas, à suivre une formation en ce sens, tout en me demandant si j’oserais jamais franchir le pas. Le fait de voir des films réalisés par des femmes, et notamment les premiers films de Jane Campion, Claire Denis, Sally Potter ou Kathryn Bigelow, a eu un impact important sur moi. Elles m’ont convaincue que c’était possible, et j’ai décidé de me lancer dans une carrière de cinéaste.

RENCONTRE Jean-François Pluijgers, À Londres

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