Drame africain inscrit au cour du chaos post-colonial, White Material consacre la rencontre entre une réalisatrice singulière, Claire Denis, et une actrice d’exception, Isabelle Huppert. Récit.

Voilà une vingtaine d’années, déjà, que Claire Denis trace un sillon cinématographique singulier, un parcours qui l’a conduite de Chocolat en J’ai pas sommeil; de Nénette et Boni en Beau travail; de Trouble Every Day en 35 Rhums, soit quelques-uns des jalons d’une filmographie aussi personnelle que captivante. Parmi diverses lignes de force, l’Afrique y occupe une place de choix, la cinéaste ayant, dès Chocolat, exploré la réalité, historique et humaine, du continent de son enfance, en se défiant tout particulièrement des clichés. Ainsi encore de White Material, un film majeur ( voir la critique dans Focus du 30 avril) qui conduit le spectateur dans un Etat africain anonyme en proie à une rébellion armée, où Maria, une femme blanche refusant obstinément de voir l’agitation alentour, s’accroche à la plantation familiale. Claire Denis y plonge au c£ur du chaos post-colonial pour y enregistrer les soubresauts d’un monde sur le point de basculer; elle signe, ce faisant, un film dense et limpide, dont la dimension humaine est puissamment incarnée par Isabelle Huppert. Entre la réalisatrice et une actrice n’aimant rien tant qu’explorer les lignes de fracture, on en viendrait presque à s’étonner que la rencontre ne se soit pas produite plus tôt. Non d’ailleurs que l’envie ait fait défaut, comme devait le confier Isabelle Huppert alors qu’on les rencontrait à tour de rôle dans la quiétude d’un jardin vénitien – White Material aura été l’une des sensations de la Mostra 2009, en même temps que le grand oublié du palmarès. Le film, c’est d’ailleurs l’actrice qui en est à l’origine, indirectement tout au moins. « Claire et moi avions toujours eu envie de travailler ensemble. Je lui ai donc parlé d’un livre de Doris Lessing qui me tenait à c£ur, The Grass Is Singing ( Vaincu par la brousse, dans sa traduction française, ndlr). C’est un livre extraordinaire, qu’elle a écrit à 27 ans, lorsqu’elle a quitté l’Afrique pour retourner en Angleterre. Claire connaissait ce livre, qu’elle avait beaucoup aimé, mais l’adapter aujourd’hui lui posait problème: il s’agissait plus d’une héroïne appartenant au passé, et elle voulait un personnage qui soit moins madame Bovary, et plus en contrôle… »

Plutôt que d’adapter un roman qui compta, du reste, parmi les inspirations de Chocolat, Claire Denis choisit de s’atteler à une histoire contemporaine avec le concours de la romancière Marie NDiaye, dont cette collaboration constitue la première expérience de scénariste. Les 2 femmes inscrivent l’histoire de Maria dans un cadre anonyme, auquel le Cameroun prêtera son décor. « Je voulais du café Arabica parce que sa culture est très délicate, la récolte ne reste qu’une semaine et est très fragile, contrairement à d’autres sortes de cafés, explique Claire Denis . C’est également fort cher, si bien qu’il a été abandonné un peu partout en Afrique. Nous avons cherché au Kenya, au Ghana et en Ethiopie, pour finalement trouver 2 magnifiques plantations -à l’ouest du Cameroun- qui avaient été sauvées par des moines. » Soit le cadre nécessaire et suffisant à l’histoire. « Comme dans les romans de Faulkner, il ne nous fallait jamais qu’un petit territoire: la plantation, un petit village, avec une école et une pharmacie. Il ne nous fallait pas plus que ce que l’on voit. » Et une façon de faire par ailleurs l’économie d’un contexte politique trop précis: « Il ne s’agissait pas de le fuir, mais je ne voulais pas marquer historiquement ce moment. «  « Le film va au-delà d’une histoire bien précise, renchérit Isabelle Huppert. Bien sûr, on y parle de l’Afrique, mais Claire a tout laissé intentionnellement fort ouvert. Elle ne situe pas l’histoire dans un pays précis, ne dit pas s’il s’agit du Rwanda, cela ressemble plus à une fable, et on touche dès lors à quelque chose de plus universel. White Material est aussi une déclaration sur l’absurdité de la guerre. Claire laisse les raisons du conflit entre Africains assez obscures; elle se situe au-delà, et au-delà des explications anecdotiques. En ce sens, on peut parler de film shakespearien. »

Du côté de chez Faulkner

Le nerf de White Material, c’est aussi un destin individuel, celui de cette femme s’accrochant, au-delà de la raison, à un passé partant en fumée. Là encore, l’écho de Faulkner, que Claire Denis lisait d’ailleurs à ses acteurs, se fait entendre: « Faulkner décrit un monde qui a un passé, le Sud des Etats-Unis, et un monde que ses protagonistes regrettent, comme s’il incarnait leur grandeur et leur magnificence. Ce monde leur a échappé, et leur combat consiste désormais à préserver certaines traces de cette grandeur… « A propos de Maria, elle ajoute: « Elle sait se trouver dans une situation qui est une cicatrice de l’époque coloniale. Elle tient, parce que c’est sa mentalité, elle ne veut pas se rendre, contrairement à ces Blancs amorphes qui ne font rien. Sa fierté d’être cette femme n’est possible qu’en Afrique; si elle devait rentrer en France avec l’armée, elle n’y serait personne. Elle a une situation dans ce monde, et ne veut pas la perdre. » Constat qu’Isabelle Huppert évoque en d’autres termes: « Le film parle de territoires: les grands, politiques et géographiques, et les autres, petits, comme nous en avons tous un. Le territoire, c’est là où vous vivez et aimez, et c’est la raison pour laquelle elle veut garder ce territoire à tout prix: c’est sa vie. »

A cet égard, impossible de ne pas faire le lien entre le film de Claire Denis et quelques autres que l’actrice a tournés récemment, qu’il s’agisse de Un barrage contre le Pacifique de Rithy Panh, de Home de Ursula Meier, voire même du Nue propriété de Joachim Lafosse. Un rapprochement qu’elle accueille avec le sourire. « Tant dans Home que dans Un barrage contre le Pacifique ou White Material , il s’agit de femmes seules, avec des enfants, désespérément attachées à ceux-ci et à leur terre. C’est le même monde imaginaire, et c’est un thème qui me paraît intéressant. A différents stades, et en différentes circonstances, je pense que tout le monde passe plus ou moins par là -le chez soi, la Terre comme une part de soi et de son âme. » Non, pour autant, que l’actrice soit allée puiser dans son expérience personnelle: « Je suis toujours extrêmement suspicieuse quant au fait de recourir à sa propre expérience pour les besoins d’un rôle. Pour moi, on peut très facilement être une actrice du seul fait de son imagination. »

Ce qu’elle démontre d’étincelante façon dans un film qui la voit glisser insensiblement dans la folie, non sans imposer une présence toute de physicalité. « Claire m’a appelée un matin pour me dire qu’elle voulait que Maria soit vraiment physique, comme une cowgirl dans un western, et c’est là qu’a résidé pour moi la clé du personnage. Rien d’autre n’a vraiment compté, du fait aussi que le film est une sorte de documentaire sur la vie de ces gens pendant quelques heures. Il n’y a pas de psychologie, et c’est cela qui rend ce film si réel, mais aussi perturbant: la réalité, et sa complexité, sont toujours perturbants. » Ainsi défini, l’espace va d’ailleurs comme un gant à Isabelle Huppert, jamais mieux inspirée que lorsqu’il s’agit de tutoyer les abîmes. « Je suis toujours à l’aise quand je tourne. C’est mon territoire, et je ferais n’importe quoi pour le défendre », glisse-t-elle, dans un sourire. Une manière de profession de foi.

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Rencontres Jean-François Pluijgers, à Venise

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