DOUZE ANS APRÈS BON VOYAGE, BELLES FAMILLES CONSACRE LE RETOUR FORT ATTENDU DE JEAN-PAUL RAPPENEAU. PORTÉ PAR UN ÉLAN ROMANESQUE SOUVERAIN, LE FILM TÉMOIGNE DE LA FRAÎCHEUR ET DE LA VERVE INTACTES DU RÉALISATEUR.

Huit films en 50 ans: Jean-Paul Rappeneau est un cinéaste rare. Une parcimonie qui en fait l’équivalent français d’un Stanley Kubrick, pour ainsi dire, avec qui, du reste, il partage un même souci du perfectionnisme. Mais soit, douze ans entre Bon voyage, son précédent opus, et Belles familles, le titre qui consacre ses retrouvailles avec le public, voilà qui n’est guère raisonnable. Et le réalisateur, fringant octogénaire, de s’en expliquer, affable: « Après Bon voyage, j’ai longuement travaillé sur un projet que j’ai écrit et préparé, mais qui s’est arrêté à deux mois du tournage. Cela a constitué une sorte de mini-catastrophe pour moi, je n’avais jamais été confronté à un tel obstacle, un film annulé. » Oubliées donc les Liaisons étrangères, qui devaient se dérouler dans un pays d’Asie centrale mais « auraient nécessité un budget que l’on ne peut plus réunir maintenant ». Le temps n’est plus aux grosses productions en français type Cyrano de Bergerac ou Le Hussard sur le toit, constat avec lequel Rappeneau a appris à composer.

Une autobiographie imaginaire

Mais un sérieux contretemps néanmoins pour un auteur confessant n’avoir jamais un projet d’avance: « Quand je sors d’un film, je ne sais jamais ce que je vais faire après, j’en serais d’ailleurs incapable. Je m’y investis tellement que je ne vois pas comment je pourrais penser à autre chose tant qu’il n’est pas terminé. A chaque fois, je me retrouve comme un naufragé sur une plage… » A guetter le salut, en quelque sorte, ou plutôt l’inspiration; laquelle viendra, pour le coup, d’Alain Cavalier, le réalisateur de Thérèse et Pater étant un ami de toujours, le coauteur notamment du scénario de La Vie de château, la délicieuse comédie qui lançait Rappeneau en 1965. Cavalier, raconte-t-il, l’invitait depuis longtemps à tourner un film sur sa maison qu’il avait bien connue, et cette province à laquelle il avait tourné le dos à l’âge de 17 ans. Une proposition qui prendrait tout son sens une fois son précédent projet avorté: « Il a fini par déclencher en moi des réflexions sur mon enfance. Assez vite, je me suis dit que je ne pourrais pas filmer les choses telles qu’elles étaient, comme l’aurait fait Cavalier d’ailleurs. J’ai toujours besoin d’une dramaturgie, de coïncidences, de mystères, de secrets qui se révèlent, d’une intrigue, de mouvement… » Ces éléments qui font le sel de chacun de ses films et, aujourd’hui, de Belles familles qu’il désigne comme une « autobiographie imaginaire. »

Situé dans la ville fictive d’Ambray, le film entretient en effet de nombreuses correspondances avec la vie du cinéaste. Ce dernier constate ainsi, amusé, que les notaire, maire et promoteur de Belles familles renvoient à ses trois copains de maternelle, et il ne faut pas le forcer pour qu’il se reconnaisse en Mathieu Amalric, celui dont le retour va bousculer le cours des événements. « Tout m’était familier, même si mon père n’a pas vécu de deuxième vie. Ça, je l’ai piqué ailleurs, et aussi chez François Mitterrand. J’aime beaucoup la deuxième famille, d’où le titre au pluriel. Comme beaucoup de Français, j’ai été très frappé par le fait qu’au moment de la mort de Mitterrand, au cimetière, il y avait les deux femmes. Tout cela est un bain dans lequel j’ai vécu, où tout me dit quelque chose, mais il n’y a rien de strictement autobiographique. » Ou alors, de manière souterraine, comme cette maison dont le souvenir ouvre sur l’inconscient. « Quand mon père est mort, alors que j’étais déjà à Paris, le propriétaire a décidé de vendre la maison que nous louions depuis toujours. Un promoteur est arrivé, ils ont rasé la maison et le parc, et ont construit deux tours. C’était l’année où je tournais La Vie de château. J’étais accaparé par mon premier film, cela n’avait pas d’importance. Pas plus que cela n’en avait des années plus tard, quand je suis passé dans la rue et que j’ai vu ces deux immeubles. Mais maintenant, cette maison qui a disparu, j’ai fait un film dessus, tout ce que j’y ai vu est encore complètement dans ma tête. C’est un film sur une maison qui n’existe plus et que je suis le seul à connaître… »

L’envie d’un ailleurs

Le retour à la maison, c’est aussi le mouvement opéré par Mathieu Amalric à l’écran. Lequel, en transit lors d’un voyage d’affaires devant le conduire de Shanghai à Londres, fait un détour par la petite ville de son enfance, histoire d’y régler une vente à problèmes. Parenthèse qui n’en sera plus une, dès lors que l’affaire est plus complexe qu’il n’y paraît, et qu’en plus des retrouvailles avec l’ami d’enfance, Grégoire (Gilles Lellouche), il va y rencontrer la troublante Louise (Marine Vacth), une surprise en appelant d’autres. Rappeneau orchestre la suite avec un allant n’appartenant qu’à lui, une question de tempo qu’il a chevillé à la caméra -le cinéma de Lubitsch est passé par là-, mais aussi de fluidité dans sa mise en scène par-delà les détours qu’il imprime à l’histoire, en quelque élan romanesque suprême. « C’était le défi: au lieu de raconter une grande histoire, je voulais montrer qu’avec un patchwork de petites histoires, j’arrivais à faire qu’on soit pris dans un flot, par l’art de la mise en scène. Le climat et le mouvement remplacent un récit linéaire. » L’air de rien, le réalisateur y télescope la France ancienne et l’actuelle, plongée dans le bain de la globalisation, sans qu’il y ait lieu de voir là une quelconque nostalgie. Si la vie de château n’est peut-être plus ce qu’elle était, l’homme n’est pas du genre passéiste: « Il n’y a rien dans mon film qui soit là pour dire que c’était mieux avant », souligne-t-il à juste titre.

Sa position d’observateur n’est pas neutre pour autant, et tout comme le Montand du Sauvage tentait de se soustraire à l’emprise matérielle d’une entreprise cosmétique, le Mathieu Amalric de Belles familles affiche l’indépendance d’esprit de ceux qui ne s’en laissent pas conter ou devinent qu’il n’y a pas que les chiffres qui comptent, justement. Et c’est là, peu ou prou, et adapté aux circonstances, un trait commun aux différents protagonistes de ses films, et renvoyant à la propre personnalité de l’auteur: « On avait dans la France de la fin des années 40 et du début des années 50, l’impression d’être au XIXe siècle, dans un autre âge, se rappelle-t-il. J’ai découvert le théâtre dans les années de guerre, et il y a eu sans doute assez vite, pour le gamin que j’étais, l’idée d’échapper à cela et de partir. Mon père avait créé une entreprise familiale de travaux publics. Il y avait deux garçons, et la question de sa succession a bientôt été sous-entendue. J’ai très vite signifié que je ne voulais pas m’en occuper, je souhaitais devenir acteur de théâtre. Cela a fait de moi le saltimbanque aux yeux de mon père qui était anti-artiste numéro un, et mon pauvre frère cadet s’est vu contraint de prendre sa suite. » Quant à l’aîné donc, le cinéma relayerait le théâtre, pour lui permettre d’assouvir son désir d’un ailleurs, géographique ou historique, représentant « l’aventure, le hors-quotidien. »

Le fils de Feydeau

Jaloux de son indépendance, Rappeneau la préservera, du reste, tout au long de son parcours, s’inscrivant régulièrement en contrepoint de ses contemporains. Ainsi, dès son premier film comme réalisateur, où il s’écarte résolument des canons alors en vigueur, ceux de la Nouvelle Vague. « Au début des années 60, je connais tout le monde, et suis un peu scénariste avec Louis Malle, Broca. A l’époque, il y avait de nouveaux premiers films chaque semaine, puisque ceux de la vague des Cahiers, Chabrol, Godard, Truffaut, avaient eu du succès. Les producteurs misaient là-dessus, et tourner un premier film ne posait pas de problème. Je ne suis pas quelqu’un qui échafaude des plans de bataille, mais en les voyant chaque mercredi, je me suis dit que je ne ferais pas cela. Tous ces films se tournaient à Paris et la plupart, même, au Quartier Latin. Et j’ai décidé que, premièrement, le mien ne se déroulerait pas à Paris: la province, c’était pour moi. Et puis, j’ai eu l’idée, avec Alain Cavalier, d’une histoire se déroulant pendant la guerre, dans une maison en Bretagne qui est finalement devenue la Normandie. La simple idée d’être éloigné dans le temps et dans l’espace, m’indépendantisait un peu. »

Et d’imposer un regard d’esthète dans cette pétillante Vie de château où brillent Catherine Deneuve et Philippe Noiret. Abordant le sujet du débarquement, Rappeneau y imprimait déjà cette souveraine légèreté venue transporter son cinéma, qu’il aborde la Révolution dans Les Mariés de l’an Deux, la peste en Provence dans Le Hussard sur le toit, ou même un imbroglio familial sur arrière-plan de combines immobilières dans Belles familles. « C’est mon caractère, ma tendance à voir toujours la drôlerie et la cocasserie dans la vie. Je ne sais pas pourquoi cela me revient, mais je pense toujours à Philippe de Broca, avec qui j’étais ami et pour qui j’ai écrit des scénarios (dont celui de l’impeccable Homme de Rio, NDLR). Broca était amoureux d’une femme, qu’il a d’ailleurs fini par épouser. Mais à l’époque, il n’arrivait pas à la conquérir, parce qu’elle avait un type qui la courtisait. Il les suivait dans les rues, grandement jaloux. Un jour, il rentre dans l’immeuble de l’amant, et il voit les lumières s’allumer en haut. Il vivait au dernier étage, et Broca arrive à monter par l’escalier de service sur le toit, d’où il se penche pour essayer de voir ce qu’ils font. Il s’accroche, se penche, regarde, et tout à coup, il lâche, et tombe sur la terrasse… J’ai toujours trouvé cette histoire extraordinaire, et mon goût pour ces situations-là ne s’est jamais démenti. Je suis à la fois le fils de Feydeau et de Lubitsch, avec un amour pour Raoul Walsh aussi… »

RENCONTRE Jean-François Pluijgers

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