DANS TEL PÈRE, TEL FILS, HIROKAZU KORE-EDA, LE RÉALISATEUR DE NOBODY KNOWS ET STILL WALKING, POURSUIT SON EXPLORATION DE LA CELLULE FAMILIALE JAPONAISE. AVEC UNE DÉLICATESSE ET UNE ACUITÉ QUI N’APPARTIENNENT QU’À LUI…

Des histoires comme celle de Tel père, tel fils, il n’y a sans doute que Hirokazu Kore-eda pour les raconter avec cette grâce qui fait de chacun de ses films un moment privilégié. Comme souvent chez le réalisateur japonais, il est ici question de famille, et d’enfants -deux motifs matriciels de son cinéma, si l’on se réfère, pêle-mêle, à Nobody Knows, Still Walking ou encore I Wish. Et qu’il décline pour le coup de manière inusitée, puisque un couple aisé -Ryota, un architecte ayant tout sacrifié à sa carrière, et Midori, sa discrète épouse- voit son confort remis en question lorsqu’un appel de la maternité leur apprend que Keita, leur fils de six ans, a été l’objet d’une inversion malencontreuse à la naissance. Et de leur proposer un échange entre ce dernier et Ryusei, leur enfant biologique -de quoi ébranler les certitudes de Ryota, bientôt contraint de s’interroger sur le sens de la paternité. « J’ai voulu raconter une histoire du point de vue du père, explique le réalisateur, que l’on retrouve, détendu et souriant, au lendemain d’une projection officielle qui a fait forte impression sur la Croisette (son film repartira de Cannes fort d’un Prix du jury amplement mérité). J’avais tourné Still Walking peu après le décès de ma mère, et je voulais y montrer une histoire comme celle de mes parents. Entre-temps, je suis moi-même devenu père, et ma position dans la société s’en est trouvée modifiée. En tant que conteur, il est intéressant de voir que selon que l’on soit l’enfant ou le père de quelqu’un, le point de vue change du tout au tout. Il me semblait donc assez naturel de me pencher sur ce sujet… »

Le sang ou le temps?

Au coeur du propos, et mise en perspective à travers les atermoiements de Ryota, se trouve une question dont Kore-eda confesse qu’elle n’a cessé de le tenailler depuis la naissance de sa fille, voilà cinq ans, à savoir: « Comment devient-on un vrai père? » Et d’expliquer plus avant: « Je me suis rendu compte, récemment, que j’étais tellement occupé que je n’avais pas assez de temps à consacrer à mon enfant. D’où ce questionnement incessant sur ce qui établit la connexion entre ma fille et moi: s’agit-il du lien du sang, ou du temps que je passe avec elle? » Transposée dans le cadre du film, cette interrogation prend un tour particulièrement acéré, confrontant son protagoniste principal à un dilemme épineux –« j’ai voulu lui mettre un peu la pression », opine le réalisateur, amusé.

Mais s’il reflète un questionnement tout personnel, Tel père, tel fils n’en est pas moins également inscrit dans la réalité japonaise. Ainsi, déjà, de son postulat de départ, aussi étonnant pût-il paraître: « Des situations semblables se sont présentées régulièrement dans les années 70, avec la génération des baby-boomers, commente Kore-eda. Jusque-là, les naissances se passaient traditionnellement à la maison. Ensuite, l’accouchement s’est fait dans des maternités, qui étaient toutefois confrontées à un manque d’infirmières, et de telles méprises se sont donc produites assez souvent. Le problème s’est révélé d’autant plus aiguisé qu’elles n’étaient généralement pas découvertes avant l’entrée à l’école primaire, lorsqu’était organisé un test qui révélait que le groupe sanguin de l’enfant était incompatible avec celui des parents. » Tout comme dans le film, un échange était alors proposé aux familles concernées, avec un résultat qui ne manque pas de poser question: « Près de 100 % d’entre elles optaient pour l’enfant biologique, plutôt que celui avec lequel elles avaient passé toutes ces années. La raison en est simple: le père prenait l’initiative de privilégier le lien du sang sans que l’opinion de la mère ne soit sollicitée, ce qui est absolument choquant. (…) On trouve, ancrée chez beaucoup d’hommes au Japon, cette conviction qu’exprime à un moment le père dans le film, à savoir: « Plus tard, cet enfant me ressemblera parce qu’il s’agit de mon enfant biologique. C’est mon véritable fils, et il sera à mon image dans le futur, je ne puis le laisser comme cela. » La philosophie peut varier d’un endroit à l’autre, en fonction du background culturel ou de raisons religieuses. Mais au Japon, par exemple, et contrairement à d’autres pays, beaucoup de parents ne veulent pas adopter d’enfant parce qu’ils ont besoin d’un lien biologique. »

Du local à l’universel

La tentation est grande, par ailleurs, de deviner quelque commentaire à dimension sociale dans le corps même du film, qui oppose deux familles de milieux fort différents: autant celle où évolue le petit Keita baigne dans une opulence manifeste, autant Ryusei est issu d’un environnement plus modeste, les uns et les autres semblant, du reste, prôner des valeurs différentes. Mais si Kore-eda qualifie la remarque d’« intéressante », c’est pour mieux signifier n’avoir pas voulu s’encombrer de message à caractère politique. « C’est d’ailleurs curieux, parce que c’est une question que l’on me pose ici à Cannes, mais que personne n’a soulevée au Japon. Mon intention n’était pas de montrer la différence de classes, ni l’état de la société japonaise. Je suis parti du protagoniste central, Ryota, et j’ai cherché un personnage à l’opposé, afin de susciter un contraste et de provoquer un bouleversement dans son système de valeurs. »

Ce serait mal connaître le cinéaste que de l’imaginer instruisant de vains procès à l’écran, même s’il ne fait guère de doute que, dans son esprit, Ryota ait sacrifié l’essentiel à sa réussite professionnelle et sociale. De même le réalisateur veille-t-il à maintenir une ambiguïté bienvenue sur l’issue de l’histoire, laissant le soin à chaque spectateur d’y projeter ce que bon lui semble. En l’occurrence, l' »aventure » se glisse dans les plis, ou encore dans la lente chrysalide de ce père soustrait à un mode de pensée figé: « Si l’on considère d’où il vient, le changement qui se produit en lui est immense. Les enfants grandissent, et les adultes, pour leur part, progressent… », observe, malicieux, Kore-eda. Constat suffisant à souligner la dimension universelle du film, dont atteste encore l’accueil chaleureux qui lui fut réservé à Cannes -Steven Spielberg et Dreamworks en ont, depuis, acheté les droits pour en produire un remake américain. On mesure là le chemin parcouru depuis l’époque où le cinéma des Ozu et Naruse, dont Kore-eda est l’héritier objectif et inspiré, était réputé trop ancré dans la culture nippone pour pouvoir toucher un public plus large. « Rashomon(d’Akira Kurosawa, ndlr) a consacré la naissance du cinéma japonais à l’international, rappelle le réalisateur. Et les producteurs ont cru pendant un temps qu’il fallait suivre cette voie. Ils pensaient que Ozu et Naruse racontaient des histoires trop domestiques pour intéresser d’autres pays. On a ensuite réalisé qu’il s’agissait d’histoires universelles, et ils sont aujourd’hui acceptés. Pour ma part, lorsque j’ai tourné Still Walking, on ne cessait de me dire que c’était trop japonais. Mais quand le film a été montré à San Sebastian, un journaliste espagnol est venu me dire que c’était exactement le portrait de sa mère, et la même chose ensuite dans d’autres festivals. Une oeuvre locale en apparence peut parler à tout le monde, et je suis vraiment heureux de pouvoir tourner des films de ce genre. » Et nous donc…

RENCONTRE Jean-François Pluijgers, À Cannes

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