Trieste tropiques

© Wanda Wulz, Portrait d'Anita Pittoni dans une robe conçue par le peintre Marcello Claris, env. 1930 Archivi Alinari, Firenze

Une créatrice de mode devenue éditrice dans la Trieste de l’après-guerre passe aux aveux. Redécouverte et éblouissements.

Le XXe siècle italien a porté d’incroyables femmes de lettres que nous avons failli manquer. Oubliées, tardivement traduites ou cachées par la forêt de leurs homologues masculins, les Natalia Ginzburg, Cristina Campo, Goliarda Sapienza et Paola Masino sont ainsi un peu miraculeusement redécouvertes au gré des fouilles et des hasards -probablement aidées, ces dernières années, par un incontestable « effet Elena Ferrante » sur le monde de l’édition (le phénomène L’Amie prodigieuse). C’est la première fois qu’Anita Pittoni (1901-1982) est traduite en français. Et c’est -déjà- une rencontre inoubliable…

Née à Trieste, la jeune femme devient créatrice de mode et artiste textile avant la Seconde Guerre mondiale. Amie intime de Roberto Bazlen, grande lectrice de Nietzsche, elle délaissera la couture pour créer une maison d’édition en 1949, Lo Zibaldone. Célébrée pour l’élégance remarquable de ses livres, faisant aussi salon pour les intellectuels et le gratin de la culture triestine des années 50, la maison publiera Italo Svevo, Giani Stuparich, Umberto Saba, Virgilio Giotti… Écrivaine elle-même, mais occultée par son rôle de mécène, Anita Pittoni est la femme qu’on attendait dans ce monde d’hommes. Rassemblant certains de ses textes entre prose poétique, mémoires et autofiction, Confession téméraire fait idéalement entrer dans les voix multiples de son talent.

Trieste tropiques

Dialoguer avec Nietzsche

On pénètre le recueil par de premiers textes étranges, nourris à une temporalité et à des phénomènes (obsessions, paranoïa, fantômes) tels qu’il en vient dans la folie, la poésie ou les rêves. Dans l’un d’eux, Anita Pittoni se représente dialoguant avec Nietzsche. Dans un autre, le kafkaïen Le Repos du jeudi, elle est poursuivie par une voisine de son immeuble triestin. La deuxième partie du livre fait place à des textes plus courts, plus intimement arrachés à sa vie intérieure, aussi. Où l’on découvre le profil souverain d’une femme amoureuse parfois mécontente d’elle-même, qui souhaite aller au fond des choses par la pensée dans des textes exigeants mais gorgés d’émotions et d’intuitions. On pense à Natalia Ginzburg, Virginia Woolf.  » Ma façon d’appréhender les événements est singulière, je sens une grande différence entre moi et les autres, je ne sais pas en quoi consiste cette différence, je sais seulement, de façon sensible et presque irrémédiable, qu’elle existe, c’est sûrement de là que me vient ce profond sentiment de solitude, dont je m’aperçois à peine.  »

Avec mystère, mais sans jamais de complaisance, Pittoni parcourt les couloirs la menant des intensités de la souffrance à celles de la joie, ou expose la culpabilité qu’il y a à être une femme « trop intelligente »: tout ce qui s’interpose entre elle et son présent. Sous nos yeux, c’est la rencontre des petits faits vrais de la vie, forcément aléatoires, et de la volonté de l’acte créateur qui se rejoue. Éblouie par une écriture qui ne prend jamais son lecteur pour un esprit faible à qui il faudrait tout montrer, on se prend à souligner les phrases avec avidité…  » C’est fou ce qu’un épisode narré par le menu peut devenir ennuyeux (…) soit dit entre nous, je me suis toujours rendu compte que  » ce que l’on tait » contient des enseignements humains révélateurs.  » Les éditions La Baconnière annoncent la publication de son journal à l’horizon 2020. Cela risque d’être un grand moment.

Confession téméraire

D’Anita Pittoni, éditions la Baconnière, traduit de l’italien par Marie Périer et Valérie Barranger, 216 pages.

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