DANS LES SEVENTIES, HANS-JOACHIM ROEDELIUS, MICHAEL ROTHER ET DIETER MOEBIUS EMMÈNENT LE TRIO HARMONIA AU-DELÀ DU KRAUTROCK. LA PREUVE EN CINQ ALBUMS VINYLES ET DOWNLOAD, VISITE DE BRIAN ENO COMPRISE.

Pour cadrer l’électro-rock d’Harmonia, en saisir le caractère insulaire, il faut gratter la généalogie des musiciens impliqués et voir comment l’Allemagne convulsive de la fin des années 60 les réunit. Hans-Joachim Roedelius (1934) est un enfant du nazisme -incorporé de force dans la jeunesse hitlérienne- et du cinéma d’avant-guerre, apparaissant dans plusieurs films des prestigieux studios UFA. Dans le Berlin underground de l’après-1968, il croise Dieter Moebius (1944-2015), né à l’ouest de la Suisse. Etudiant en art à Bruxelles puis à Berlin, il est chef dans une steak-house (!), lorsqu’il fonde avec Roedelius le groupe Kluster. Leur électronique garnie de violoncelles autorise l’intervention exogène de batteries de bagnoles ou de générateurs électriques recyclés en instruments. Premier indice que rien ne sera jamais vraiment catholique chez ces protestants. Harmonia se dessine lorsque le guitariste-claviériste Michael Rother est convié à produire Cluster (1). Né à Hambourg en 1950, Rother est le plus jeune et le plus voyageur des trois: gamin, au gré des affectations de son père, pilote à la Lufthansa, il habite Karachi pendant trois années et découvre les infinis de la musique pakistanaise. Ce choc oriental percolera dans toutes ses contributions futures au moins à égalité avec son amour pour Gene Vincent et Jimi Hendrix. Lorsqu’Harmonia met en boîte son premier disque paru en janvier 1974 (Musik von Harmonia),Rother a déjà effectué un bref passage dans Kraftwerk(2) et fondé Neu!, deux des groupes les plus marquants de la scène musicale allemande.

Harmonia, c’est la création à la campagne: rompant avec l’urbanité mixte et libérale de Berlin, Francfort ou Hambourg, le trio s’installe dans une petite ville de Basse Saxe, Forst an der Weser. Là, au nord-ouest du pays, cette immersion dans la normalité allemande (plutôt conservatrice) équivaut à une retraite des neurones loin de la contre-culture rouge et cosmique. Le travail d’alchimiste qui y croise synthés, guitares, orgues et percussions électroniques -chacun joue de plusieurs instruments- consiste à repartir de zéro, loin du blues, du hard ou du psychédélisme en cours. Quarante-deux ans plus tard, cette musique paraît à la fois simple et fondatrice, mécanique et charnelle. Le spectaculaire y est rarement de mise et son minimalisme un peu rêche permet de glisser soudainement dans une prise de conscience du son et de sa jouissance: lorsque déboule Sonnenschein à la fin de la face A, la musique prend le tempo obsessif d’un oscilloscope. Elle vient d’entrer en transe, comme dans un vieux songe d’Islamabad relifté en cérémonie païenne. Entre la synthpop de Kraftwerk et les suceurs de chilom à la Klaus Schulze/Tangerine Dream, le trio creuse une voie perso et un second disque daté de 1975, Deluxe. On y sent le poids de l’éducation européenne, comme les parfums néoclassiques à la Chopin de Kekse, sans jamais que la citation ne soit littérale et totalement respectueuse: le même morceau fait un fade out tout en gazouillis d’oiseaux. Difficile aussi de ne pas entendre l’irruption de la batterie invitée de Mani Neumeier -du groupe expérimental Guru Guru- qui motorise une paire de morceaux. Mais à l’époque, là, au milieu des années 70, tout cela fait un flop commercial: on peut comprendre pourquoi à l’écoute de Live 1974, troisième album du coffret qui ne paraîtra qu’en 2007, suscitant une brève reformation du trio pour quelques concerts. Entre le primitivisme des 17 minutes de Veteranissimo et Arabesque qui porte bien son titre, Harmonia live semble en avance sur son temps et sur ce qui sera identifié comme techno une décennie plus tard.

Le visiteur

Brian Eno débarque alors dans l’aventure, proclamant qu’Harmonia « est le groupe le plus important du rock ». Lubie sans doute provoquée par le terreau ambient du trio allemand qui fascine l’auteur du futur Music for Airports (1978). Visitant Harmonia à Forst en septembre 1976, l’Anglais contribue à la matière de Tracks and Traces, seulement édité en 1997 sous le patronymeHarmonia & Eno 76 (sic), et inclus dans ce box. Eno, ayant quitté Roxy Music paré d’un manteau de gloire, ne cesse depuis de choisir des bifurcations insolites, en compagnie de Robert Wyatt, Kevin Ayers ou Robert King Crimson Fripp. Les accidents sonores qui en découlent le stimulent et enrichissent le CV de celui qui deviendra célèbre comme producteur de U2 ou de Talking Heads. Dans cette collaboration avec Rother et les deux autres, on entend comment la patte accrocheuse de Brian distille malgré tout une idée de pop music dans le champ robotique teuton. Eno amène aussi une voix, la sienne, dans une musique jusque-là essentiellement instrumentale: des moments tels que Welcome et Luneburg Heath frôlent le format chanson, sans bien sûr l’épouser. Ce disque précédera deux autres d’Eno avec Rodelius et Moebius, une fois Rother parti, réalisés sous le nom de Cluster. Hormis les quatre albums évoqués ci-dessus, le coffret des « travaux complets »d’Harmonia en propose un cinquième, Documents 1975, inédit de quatre morceaux. Deux proviennent de sessions à Forst, deux autres d’un double live à Hambourg en février 1975. Accompagné du même batteur, Mani Neumeier, Harmonia se montre nettement plus mordant que sur les enregistrements publics de l’année précédente: la rythmique humaine des deux longs morceaux -21 minutes au total- est pugnace, un peu crasseuse, et l’ensemble plus vorace que ce que le groupe a déjà exposé. Peut-être un pressentiment de la génération Pistols/Throbbing Gristle, punk-industrielle, impatiente sur le pas de la porte.

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8

(1) KLUSTER EST ANGLICISÉ EN CLUSTER EN 1971

(2) SUR YOUTUBE, « KRATFTWERK KÖLN II 1971 »

TEXTE Philippe Cornet

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