Toutes victimes

Dans le Berlin exsangue d’avril 1945, une Allemande rencontre une Russe. Deux tragédies, deux journaux intimes et un album à déconfiner d’urgence.

Ingrid est Allemande. Allemande et seule: alors que son mari, membre de la Waffen-SS, est mort ou disparu, Ingrid subit les bombardements qui s’abattent sur Berlin, la faim qui touche tous les Berlinois et bientôt les viols commis par les vainqueurs.  » Nous sommes les rats. Chez les rats, ce sont les femelles qui travaillent. Amazones d’un Reich sans eau courante, sans charbon, sans gaz ni électricité. Seules capables d’improviser une soupe d’orties ou une salade de pissenlits arrachés au bitume. » Evgeniya, elle, est Russe. Russe et sans cesse surveillée: officier interprète au sein du NKVD, la police politique de l’URSS, elle rejoint Berlin avec l’armée soviétique, chargée entre autres d’identifier les restes d’Hitler -l’obsession de Staline. Et Evgeniya s’installe donc comme tous les Russes dans les appartements réquisitionnés.  » Mais moi, je n’ai pas de haine. Peut-être parce que je n’ai pas connu 1941. Et la haine. Celle de tous les Russes qui étaient là en 41. Ils me l’ont tous avoué: bien sûr il y avait la foi, le patriotisme… Mais par-dessus tout, la haine. » Ingrid et Evgeniya vont cohabiter quelques semaines, chacune tenant un journal intime, chacune se confrontant à l’horreur et à l’innommable  » des barbares » d’en face, qu’ils soient russes ou allemands, mais surtout masculins. Car dans cette fin de guerre, le mot victime s’écrit surtout au féminin.

Toutes victimes

État de grâce

Soyons honnêtes: on y allait un peu à reculons, dans ce Seules à Berlin, sevré et un peu écoeuré par tant de BD usant de la guerre et du Reich comme outil de leur divertissement. Mais ça, c’était avant de l’ouvrir, et d’être touché comme rarement par cette double tragédie, inspirée à l’auteur par la lecture de deux véritables journaux intimes écrits à Berlin en 45, l’un par une Russe, l’autre par une Allemande. Seule leur rencontre tient de la fiction. Une rencontre que Nicolas Juncker semble avoir mis des années à mettre en scène et en dessin, pour un résultat remarquable où tout n’est qu’harmonie, du choix du crayon et du fusain à l’utilisation parcimonieuse de la couleur, en passant par ses techniques de narration ou la sélection des typos. Un état de grâce qui lui permet par exemple de résumer toute l’absurdité de la guerre et de la haine en deux cases, reprenant chacune une affiche de propagande qu’on imagine bien réelles:  » Tue! Sois sans pitié! Tue tout Russe, tout Soviétique, ne t’arrête pas si se trouvent devant toi un vieux ou une femme, une fillette ou un garçon. Tue!« , dit l’une.  » Tue un Allemand, tues-en un! Tue-le dès que tu peux! Chaque fois que tu le vois, veille à le tuer, chaque fois!« , lui répond l’autre.

Seules à Berlin

De Nicolas Juncker, éditions Casterman. 200 pages.

8

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content