Abiodun Oyewole, tout un poète
À 74 ans, le cofondateur des Last Poets, Abiodun Oyewole, sort un album de famille qui capture la beauté de la vie… Rencontre avec un homme de mots qui a inspiré Gil Scott-Heron et cambriolé le Ku Klux Klan.
Il a la barbe proéminente, le verbe haut et la mémoire vive. Homme de mots, enseignant, militant, Abiodun Oyewole né Charles Davis a marqué l’Histoire du spoken word et préfiguré le rap dès la fin des années 60 avec ses Last Poets encore actifs aujourd’hui. Avec Gratitude, l’Afro-Américain sort le disque d’un homme mûr, sage et toujours socialement conscient, qui réfléchit à sa vie et à ses quêtes spirituelles. Un album fabriqué en famille, marqué par la soul, le hip-hop et le r’n’b. Discussion sans tabou avec un pionnier des cultures urbaines et une voix noire qui ose nager à contre-courant.
Quelle était l’idée quand vous vous êtes mis à bosser sur cet album solo?
Nancy Wilson, Nina Simone, Cannonball Adderley, John Coltrane, Ahmad Jamal… Le jazz a toujours été la bande originale de ma vie. D’ailleurs, quand je ne faisais pas de la poésie avec les Last Poets, je jouais dans un ensemble. J’aime les instruments. Oba, mon fils, voulait me faire écouter des tracks de mon petit-fils Arrendo mais la musique par ordinateur ne m’intéressait pas. J’ai mis un an avant de me décider à lui rendre visite et à y jeter une oreille. Je ne pensais pas que ce serait le cas mais je dois admettre que ça m’a parlé. On s’est retrouvé tous les week-ends pendant deux mois. Oba a sélectionné parmi mes derniers poèmes des textes qui selon lui colleraient bien à l’univers sonore. Et comme certains avaient davantage besoin d’être chantés que récités, on a embauché des gens comme ma belle-fille Melodie. On a aussi collaboré avec mon autre fils au Texas. C’est un disque de famille. Arrendo est un petit génie. Dr. Dre lui a proposé de travailler pour son organisation.
D’où vient votre amour pour la poésie?
De mon amour des mots. Ça remonte à l’enfance. J’ai toujours pris du plaisir avec le langage. Ma mère était très à cheval sur le vocabulaire. Je n’avais même pas le droit d’utiliser le mot « cool » à la maison. Je voulais m’exprimer comme tous les autres gosses mais elle veillait à ce que je parle bien, à ce que j’articule. Elle m’a fait prendre conscience des mots qui sortaient de ma bouche et de ma manière de les prononcer. Je la vois encore inscrire mon nom sur une liste alors que je n’avais que dix ans pour prononcer une prière à l’église. Quand on est arrivé à la maison, elle m’a envoyé répéter à la cave en me disant qu’elle m’écouterait depuis la cuisine. Je me suis dit qu’elle devenait cinglée. Qu’elle n’entendrait rien. Mais elle a déboulé et m’a donné un coup dans l’estomac. « Ouvre ta bouche et projette. » Elle a été mon premier coach vocal, mon premier entraîneur d’écriture. Elle a perçu chez moi un truc que je ne voyais pas. C’est le challenge de tous les parents, je pense. Le jour de cette fameuse prière, alors qu’on venait de me donner un micro, ma mère a débarqué pour me l’arracher des mains en arguant que je n’en avais pas besoin. Ma maman a piloté tous les grands mouvements de ma vie. La poésie était dans la Bible que j’ai beaucoup lue. Elle m’a permis de gagner des points à l’école et de séduire les filles. Une prof m’a dit un jour: « Je ne sais pas ce que tu vas faire de ce talent mais tu es un poète« . Elle a inscrit un de mes travaux dans un concours et j’ai remporté le premier prix. Je n’ai même pas été le chercher. Je voulais devenir docteur… Je ne me doutais pas du tout de la vie qui m’attendait.
À quel moment cet amour des mots se mêle au discours politique?
J’avais 17 ans quand j’ai rencontré David Nelson. Les poètes sont souvent des solitaires. Ils traînent tout seuls. Sont plutôt renfermés. David proposait qu’on se réunisse, qu’on fasse équipe. Il voulait montrer à la population noire à quel point on avait besoin d’unité. C’était en 1966 ou 1967. Mais j’ai vraiment percuté à la mort de Martin Luther King l’année d’après. Le 4 avril 1968, ma vie a changé. J’avais été élevé dans la non-violence. Le docteur King était comme Jésus Christ pour ma mère. En l’assassinant, ils ont tué une partie de nous et sapé le mouvement des droits civiques. J’étais vraiment en colère. J’ai détesté les Blancs. J’aurais tué tout le monde. J’ai contacté David pour lui dire que j’étais partant. Que je deviendrais un serial killer si on ne faisait rien. On a commencé les Last Poets au Mount Morris Park, à Harlem, avec un hommage à Malcolm X. Je voulais m’inscrire dans le mouvement Black Panther et en même temps, je ne savais pas si je ferais le poids. J’ai été dans le quartier. Comme je le fais encore aujourd’hui, je me suis promené et j’ai écouté. J’ai entendu la poésie des gens et ça m’a nourri. J’ai écrit un poème autour de tout ça, il n’était pas génial mais touchait à toutes les grandes questions du moment. J’avais fait mieux à la mort du Dr. King. Parce que je trouvais qu’ils minimisaient le meurtre de cet homme avec des badges, des pin’s et des posters. Je trouvais ça si cheap de le transformer en commodité capitaliste. Il représentait bien plus que ça. Je suis arrivé à la poésie par les circonstances. C’était ma manière de répondre à ce qui se passait à l’époque.
Pourquoi est-elle si importante et si puissante à vos yeux?
Tout le monde, tout être humain, a un poème en lui. Je ne pense pas que tu puisses être en vie sans que ce soit le cas. La poésie est une petite et concise déclaration de vie. C’est le seul moyen de la capter d’ailleurs. Dans un poème, tu peux capturer en quelques mots l’essence de l’existence. Tu y trouves beaucoup de liberté. Mais avec la liberté va le sens des responsabilités. C’est piégeux. Pour être un poète, il faut pouvoir être vulnérable, se mettre à nu, montrer qui on est vraiment. Exposer son âme. Langston Hughes et T.S. Eliot te faisaient savoir qui ils étaient et ce qu’ils avaient besoin de dire. Ils ressentaient des choses qu’ils partageaient dans leurs poèmes. La poésie est une entité qui vit et respire. Une entité qui exprime ton existence sur cette planète.
Vous l’avez enseignée dans des écoles mais aussi dans des prisons…
Quand tu écris un poème quel qu’il soit, tu dis des choses de toi. De tes valeurs. De ce qui est ou pas important à tes yeux. J’essaie de faire sortir le caractère des gens et de fabriquer des individus. J’utilise la poésie comme un outil pour développer la personnalité tout entière. Enseigner la poésie, c’est aussi enseigner la vie. En prison, la première fois que j’ai débarqué dans la salle d’activités, il n’y avait que deux détenues. Toutes les autres étaient restées au dortoir. Elles pieutaient. Il était deux heures de l’après-midi… Je suis parti les voir en leur disant qu’elles n’allaient pas se réveiller dehors par magie. Il y a un tas de moyens de se connecter aux gens et la poésie est l’un d’entre eux. J’y allais deux fois par semaines. J’essayais de faire en sorte que leur temps là-bas leur serve à quelque chose.
Vous vous êtes retrouvé vous aussi derrière les barreaux.
Lorsque j’étais à l’université en Caroline du Nord, j’ai lancé une espèce de fraternité. L’idée était de faire des recherches, d’éduquer, de véhiculer certaines valeurs africaines. C’était un truc culturel. Ce n’était pas militant mais un jour est arrivée sur la table l’idée qu’on avait besoin d’armes pour défendre notre culture. On a élaboré un plan pour en voler chez des armuriers. Deux mecs, vendus par un informateur, se sont fait attraper et se sont retrouvés en prison. Je me suis senti responsable et j’ai voulu les faire sortir aussi rapidement que possible. J’avais entendu parler d’un endroit où se réunissaient les gens du Ku Klux Klan. Je me suis dit qu’on irait piquer leur pognon et qu’avec le fric, je ferais libérer mes gars. C’était stupide. Il devait y avoir 8 000 dollars. Au moment de s’enfuir, on s’est fait tirer dessus par des conducteurs de Pepsi Cola. On s’est enfui dans les bois sous les balles. On a passé six heures à chercher une échappatoire. Ils ont fini par nous appréhender. En gros, j’ai été mis en prison pour avoir cambriolé le Klan. J’y ai passé trois ans, beaucoup écrit, joué aux échecs et au basket. J’ai même bossé dans l’hôpital de la prison. Ce qui avait quelque chose d’ironique pour moi qui avait espéré devenir docteur. C’est comme avec le confinement, il ne faut surtout pas rester à ne rien faire en regardant le temps s’écouler. Il faut le mettre à profit. Le temps est comme un cheval de trait. Saute sur son dos et fais-le travailler pour toi.
Que pensez-vous de Black Lives Matter?
Ce n’est pas important. C’est cheap. Et ça n’a aucun crédit à mes yeux. Dans le temps, on te parlait de Black Power et aujourd’hui tu as Black Lives Matter. On a besoin de pouvoir. De pouvoir sur nos vies, sur nos destins. Désolé mais ma vie fait plus que compter. Ma vie est essentielle. Comme celle de tous les êtres humains. On était sur la bonne route au début des années 70. On avait des leaders qui trouvaient de l’écho dans la population et qui étaient suivis. Mais ils ont été tués. Malheureusement, beaucoup sont comme des moutons et ont besoin d’un berger. La communauté noire n’a pas de berger pour l’instant. BLM comme #MeToo, c’est crier dans l’obscurité pour faire entendre qu’on n’est pas d’accord avec ce qu’il se passe. Mais, il faut construire. Construire quelque chose dont on peut être fiers. Je ne suis pas du genre à me plaindre et à mendier. Je veux de la justice et du soutien. Au-delà des races, on a des problèmes à régler. On doit prendre soin des gens. De tous les gens. Les Blancs et les Noirs. Les jeunes et les vieux. Ça passe par une intégration complète. Notamment dans l’éducation. À l’école, on ne te dit rien des Noirs. Certains livres d’Histoire ne mentionnent même pas l’esclavage. On a beaucoup de choses à apprendre qui ne figurent pas dans les programmes. On doit s’organiser, corriger la situation. Pas en se battant contre la police ou qui que ce soit. Mais en construisant des choses utiles pour se développer en tant qu’êtres humains en Amérique.
Est-ce que vous vous imaginiez dans les années 70 avoir un président noir?
Obama en tout cas n’a pas été un président pour les Noirs. Il s’est retrouvé là parce que George Bush, sa famille, ses enfants ont violé l’Amérique. Les Noirs ont toujours été les chauffeurs, les gens d’entretien… Depuis que les Noirs ont été amenés ici, ils ont toujours été là pour nettoyer. On leur file un seau et une serpillière. C’est aussi ce qu’ils ont fait avec Obama. Et ils l’ont appelé président. Tout ce qu’il a fait, c’est de maintenir le système. Le même système qui nous étrangle. Il n’a rien changé.
Vous avez été des pionniers du hip-hop…
Ce sont surtout Afrika Bambaataa et Kool Herc que je considère comme ses architectes. Mais les deux m’ont dit que le seul truc qu’ils avaient à écouter à l’époque, c’était les Last Poets. Personne n’avait fait auparavant sur de la cire ce que nous faisions. Prendre des mots, les faire rimer. On voulait aider les gens à comprendre la situation et élever les niveaux de conscience. On avait des choses à dire. On invitait les Noirs à se réveiller. On parlait de nigger parce que c’était une création de l’homme blanc pour nous déshumaniser. On pouvait être un nigger et survivre. Être un nigger et réussir. Le hip-hop a embrassé le mot nigger. Il a fait croire à tout le monde qu’il était « nègre ». Des « nègres » italiens, des « nègres » chinois. Des « nègres » partout sur la planète. C’est devenu un mot qui représente la rébellion au système et à la norme. Le hip-hop partait bien. Il a notamment essayé de stopper les guerres de gangs dans le Bronx. Mais il s’est perdu en chemin. Maintenant, il parle surtout de remuer tes fesses et de faire du fric. C’est un ego trip. Prends Fifty Cent. Get Rich or Die Tryin. Mec, tu as un problème avec ton système de valeurs. Enfin bref. Nous, on a surtout inspiré un mouvement de poésie. Avant nous, la poésie n’était pas très populaire. C’était un truc calme de tea room. Il n’y a plus un endroit dans le monde sans session de poésie et scène ouverte. Les rappeurs étaient fascinés par ce qu’on faisait mais ils ont emmené ça ailleurs.
Vous consacrez une chanson à Harlem sur votre nouvel album. Que représente ce quartier pour vous?
Harlem a toujours été le paradis de la culture noire. À la base, le quartier m’intimidait. On y venait tous les dimanches pour la messe. Tu y voyais des Noirs se promener comme si le monde leur appartenait. Tu avais l’impression que tout le monde réussissait. Même si certains se fringuaient super bien mais vivaient dans leur bagnole. Il y avait de l’arrogance noire. Je suis tombé amoureux d’Harlem. C’était excitant. Ça a toujours été une espèce de Mecque pour les Blacks. C’était l’endroit qui leur permettait de briller.
Gratitude, distribué par Fire/Konkurrent. ***
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