SOUS COUVERT DE RACONTER LA CONQUÊTE DU PÔLE NORD, L’ALLEMAND SIMON SCHWARTZ SIGNE UNE FABLE ATMOSPHÉRIQUE MAGISTRALE SUR LE RACISME.

Dans les glaces

DE SIMON SCHWARTZ, ÉDITIONS SARBACANE, 176 PAGES.

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La bande dessinée allemande gagne à être connue. Il y a quelques mois, la maison d’édition 6 pieds sous terre nous faisait découvrir une petite perle, Contes d’un homme de goût, tribulations métaphysico-burlesques d’un gentleman esthète taquinant la bouteille. Une pièce d’orfèvrerie graphique façonnée par un jeune auteur surdoué dénommé Mueller.

C’est au tour de Sarbacane de sortir de son chapeau un lapin blanc s’exprimant dans la langue de Goethe. On ne peut s’empêcher de faire quelques rapprochements. Comme Mueller, Simon Schwartz, qui a déjà publié en français De l’autre côté, est jeune (il est né en 1982), et comme lui, il se pose en digne héritier des maîtres de la ligne claire américaine. Son trait fluide, très art déco, et ses aplats bleutés font inévitablement penser à Seth et, dans une moindre mesure, à Chris Ware.

Les ressemblances s’arrêtent toutefois là. Car pour ce qui est du sujet de ce bel objet distillant un charme instantané, c’est plutôt du côté de la littérature d’aventure, les Joseph Conrad, Jack London et consorts, qu’il faut aller chercher les influences. Dans les glaces raconte en effet la course effrénée pour atteindre le pôle Nord au tournant du XXe siècle, s’inspirant en particulier des tentatives répétées et véridiques d’un commandant ambitieux de la Navy, Robert Peary, qui devra s’y reprendre à plusieurs reprises avant d’enfin pouvoir planter la bannière étoilée sur le point le plus froid du globe. Et encore, la paternité de l’exploit lui sera disputée par un ancien compagnon de route, le docteur Cook.

Le mythe à la rescousse

Mais un axe narratif peut en cacher un autre. Le récit picaresque jonché de cadavres se double d’une fable humaniste puisque cette course vers la terra incognita se regarde par l’oeilleton du destin d’un personnage que l’Histoire a oublié, mais sans lequel Peary chercherait toujours sa route: l’assistant bénévole, zélé ET noir de l’explorateur, Matthew Henson. Du coup, l’épopée proprement dite en deviendrait presque secondaire, comme un prétexte pour évoquer la condition des Noirs aux Etats-Unis à cette période où l’émancipation n’est encore qu’un lointain mirage.

Insatiable, le dessinateur ajoute encore une troisième couche à l’édifice en nimbant son gâteau glacé de coulis mythologique. Manière astucieuse d’inclure également le point de vue cosmique des Esquimaux qui sont les premières victimes de cette colonisation. Le périple se teinte ainsi de couleurs fantastiques et écologiques, rendant au passage sa place centrale à Henson, devenu un demi-dieu pour les Inuits.

L’ensemble aurait pu ressembler à un pudding grumeleux. Simon Schwartz réussit pourtant à mélanger avec élégance et une apparente simplicité tous les ingrédients. Il évite la démonstration appuyée et moralisatrice, laissant à chacun le choix du balcon depuis lequel il assiste à la pièce. L’homme blanc, « civilisé », n’en sort pas grandi. Mais le lecteur, oui.

LAURENT RAPHAËL

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