Tenue de ville

© Francesca Mantovani Editions Gallimard

Comment s’approprier les rues d’une ville, quand on est une femme? De Virginia Woolf à Sophie Calle, un mode d’emploi grisant pour toutes les flâneuses.

 » Quelque part dans le 6e arrondissement, j’ai compris que je voudrais passer ma vie entière dans une ville, et à Paris en particulier. Un choix lié au sentiment de liberté totale et absolue que procure le simple fait de mettre un pied devant l’autre.  » Américaine débarquée à Paname pour ses études, Lauren Elkin a découvert à cette occasion qu’elle appartenait  » à la famille des flâneurs ». Avancer sans réel but, laisser planer sa curiosité à la terrasse des cafés, errer sans nourrir la peur de se perdre: plus qu’une pose, une vraie disposition. Espiègle, elle ajoute:  » En bonne étudiante de français, j’ai accordé le genre, pour faire de moi une « flâneuse. » » Car comme le note celle qui est entre-temps devenue journaliste littéraire pour le Guardian ou le New York Times, cette forme particulière d’oisiveté obéit en réalité à une réalité sociale, et genrée: historiquement, l’observateur urbain, l’artiste nonchalant des Grands Boulevards et de la bohème ont toujours été des hommes. Pourtant, Lauren Elkin en est persuadée:  » Si l’on remontait le temps, on s’apercevrait qu’il y a toujours eu une flâneuse pour passer devant Baudelaire dans la rue.  » C’est un peu le but du changement de focale qu’elle opère: faire passer les femmes du statut plus ou moins érotisé de passantes (ces objets de désir clichés aux longues jambes silencieuses) à regardeuses.

Les Glaneurs et la flâneuse

Ce projet, le livre, un essai constamment nourri des anecdotes de la vie de son autrice (ses histoires d’amour, ses doutes, ses lectures, ses découvertes), l’explore à la suite d’une série de flâneuses célèbres -celles qui ont pris des photos, tourné des films, conçu des reportages, écrit des histoires dans l’espace public, et, ce faisant, participé au destin de la cité. Épousant des itinéraires mouvants, la glaneuse Elkin part sur les traces parisiennes de Jean Rhys (les cafés, les hôtels fréquentés par ses héroïnes décalées), pense reconnaître dans quelque square de Londres la silhouette fouineuse de Virginia Woolf, rappelle comment Sophie Calle a décidé sans raison de poursuivre secrètement un inconnu jusqu’à Venise, et la Cléo d’Agnès Varda tenté de calmer dans une fuite en ville son angoisse de la maladie. Elle évoque aussi le destin fougueux de la reporter de guerre Martha Gellhorn, le renoncement littéraire déchirant de Joan Didion à sa ville de New York, les prises de position politiques de George Sand.

Tenue de ville

De la ville quadrillée (New York) à la ville circulaire (Paris) en passant par la déboussolante Tokyo, le noeud de sa démonstration est bien sûr ce passage de frontières entre intérieur et extérieur. À différentes époques, que se passe-t-il quand une femme quitte le nid, se jette hors du cadre domestique dont on a longtemps voulu lui faire croire qu’il la définissait? Remettant en perspective la rue comme lieu de transgressions et de manifestations historiques, Elkin montre combien le projet de  » reconquérir la ville pas à pas » peut transformer une existence. Et la perception qu’une femme a d’elle-même. Ce faisant, elle signe un véritable manifeste -ironique, personnel, intelligent- sur le rôle émancipateur de la déambulation au féminin singulier.  » Si vous êtes une femme, inutile d’aller piétiner le sol un peu partout à la ronde en Gore-Tex pour être subversive. Ouvrez la porte et allez faire un tour.  » Et si on ne rentrait pas en ligne droite ce soir?

Flâneuse

de Lauren Elkin, éditions Hoëbeke, traduit de l’anglais (USA) par Frédéric Le Berre, 368 pages.

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