REVENU DES ENTRAILLES DES ANNÉES 50 VIA IMELDA MAY ET QUELQUES AUTRES RÉTRO-MUTANTS, LE ROCKABILLY ACTIVE LA NOSTALGIE D’UNE ÉPOQUE OÙ LE BINAIRE RIMAIT AVEC SAPE, BANANE, PÉPÉES CORSÉES ET CUSTOMISATION GÉNÉRALE. DE BRUXELLES À LONDRES, VOYAGE EN GOMINA GRAND SPORT.

29 avril 2012, Londres. La gamine black doit avoir 16 ans. Détail inattendu de la panoplie teenage, elle porte des creepers, chaussures à grosses semelles de crêpe révérées depuis un demi-siècle par les teddy boys, gominés anglais. Voilà l’indice supplémentaire d’une culture basculée des fifties vers le XXIe siècle, transformant en frémissement mondial un culte anglo-saxon a priori blanc, masculin et macho -voire même un rien xénophobe-, bien au-delà des parcs revival où la brillantine fait des taches sur les chaises roulantes. Depuis l’automne dernier, alors qu’une trentenaire irlandaise triomphe en rockabilly -Imelda May-, qu’un Palestinien-Philippin de Los Angeles nous bluffe d’un écho rétro -Hanni El Khatib-, différents signes attestent d’une possible résurrection de la musique accouchée après-guerre dans l’ombre de Presley et de son disciple Carl Perkins. Mélange canaille de hillbilly, genre bouseux issu des recoins montagneux d’Amérique du Nord, et de rock’n’roll cromagnon, le rockabilly s’est souvent contenté d’une survivance marginale, parfois épanouie dans une nouvelle flambée de succès. On le reconnaît, notamment, à sa section rythmique conduite par une contrebasse qui gonfle les poumons alors que la guitare aligne des accords triomphaux. Du côté de la voix, on pousse volontiers un petit coup de réverb, comme si le Saint-Père en personne descendait sur ses ouailles fascinées. Comme quand les Stray Cats, trois Américains d’alors 20 ans, décrochent, en 1981, une paire de tubes mondiaux avec Runaway Boys et Rock This Town. Depuis lors, la bébête à creepers vintage semble lovée dans des endroits d’exotisme inédit, l’Espagne ou la Norvège. Voire dans les films de David Lynch où la réverbération simule mystère et plaisirs interdits. En 2012, époque gavée de doute -pas seulement musical-, ce style donne à des clients des deux sexes, parfois très jeunes, l’envie de pratiquer le Formica, les amplis à lampes, la gomina, le maquillage Marilyn, les talons périlleux et tout le toutim associé au biotope de ces années-là…

Noir corbeau

29 octobre 2011, Bruxelles. Trois longues bagnoles américaines bouffent la rue Haute: une Pontiac verte, une Desoto rouge et, en guise d’énorme cerise rose, une Cadillac Eldorado, sous les yeux de passants intrigués par cette fièvre d’enjoliveurs fifties. Un type, la cinquantaine, gilet à damiers rose et noir, pantalon à pinces, se penche, énamouré, sur le capot rebondi de la Pontiac alors que retentissent des accords de contrebasse et la voix électrique de Patrick Ouchène, veste d’armateur, touffe noir corbeau, gloussant du rockab’ comme on descend des pintes, à toute allure. La boutique Rocking Road, organisateur du jour, respecte son programme: le décibel vintage est dans la rue.  » J’étais ado et je me baladais en jaquette à col de velours, montre à gousset, je pratiquais aussi un petit côté Clark Gable: je pensais que si la terre explosait, il resterait malgré tout les teddy boys. J’adorais Elvis mais mon héros était Buddy Holly. Il l’est toujours d’ailleurs. » Patrick Ouchène est aujourd’hui plus rock que teddy, mais sa ducktail renvoie la toison de Mark Ronson au pédicure. Né en 1964  » d’ouvriers très pauvres » en région parisienne , arrivé à Ixelles deux ans plus tard, Ouchène ancre ses fantasmes fifties dans le présent: un tube en 1991 avec les Domino’s ( Je suis swing), un groupe roots toujours en action (Runnin’ Wild) et puis une participation 2009 à l’Eurovision avec un titre ironique sous le pseudo de Copycat.  » Cela fait longtemps que le retour du rockabilly est en cours, après les années 90, décennie musicale catastrophe coïncidant avec une grande offensive du marketing, un peu la fin des haricots. La musique est comme la nourriture, on finit un moment par retourner à la tradition. Le film Walk The Line ( biopic de Johnny Cash sorti en 2005, ndlr) a brisé un mur, un tabou. Auparavant blues et rockab’ étaient séparés, ce n’est plus vraiment le cas. Rockabilly est devenu un terme générique et le combat est ailleurs, notamment dans les écoles: le rock’n’roll est une merveilleuse machine à faire progresser et à tuer l’apartheid. Là, je travaille avec un Berbère et on va passer les thèmes arabes à la moulinette du blues via le gnawa, la musique des anciens esclaves. »

Teddy girl

8 septembre 1979, nord de l’Angleterre. En route avec notre pantalon à tirettes et nos badges new wave vers un concert de Joy Division, on arpente les rues mornes de Leeds. Dans la lumière brumeuse de l’été anglais, notre radar capte, là au loin sur le trottoir d’en face, une bande de -on dirait bien- teddy boys. L’ennemi déclaré de l’espèce punk, depuis qu’à l’été 1977, ces patriotes, marqués à droite et supporters de la Reine, ont traité au rasoir Johnny Rotten, démontant régulièrement les adeptes du No Future, plus jeunes, plus modes. Là, ils sont une demi-douzaine, fringués de vestes mi-longues bleues et vertes, les favoris bouffant la joue, la gomina brillant sous la pâle photosynthèse de la météo british. On pense au bouquin de Chris Steele-Perkins, ses images de teds respirant le clanisme et le stupre dans leurs pubs anglais prolétaires: papier rouge velouré, bière sans fin, filles à la fois aguichantes et dédaigneuses. Bizarrement, notre regard s’englue à leurs pompes remontées en épaisses semelles de crêpe. On porte les mêmes: on pense au dialogue chiffon que l’on pourrait avoir – » Tu les entretiens comment toi, au fait? » Bref, cette minute avant que l’on ne se croise semble interminable: le tabassage potentiel n’aura pas lieu, la bande passe sans même nous jeter un regard. Trois décennies et des poussières plus tard, nous voilà face à une teddy girl dans un pub de Londres. Candice est française, affiche 23 printemps et  » kiffe le quiff », la mèche ou, en langage fruité, la banane, montage capillaire porté par les teds, rockers et autres rockabilleux. « Je viens d’un petit village de Bretagne, près de Nantes, où il ne se passait pas grand-chose, je suis venue à Brighton comme jeune fille au pair, j’ai rencontré des teds londoniens dans un festival et depuis près d’un an, je vis à Londres. » Coiffure Andrew Sisters, jeans vintage, bottes Caterpillar  » version fille », bibi rétro hérité d’une tante:  » Après guerre, tout le monde s’éclatait, les jeunes de 18 piges roulaient en bagnole, ici à Londres, l’ambiance est meilleure qu’en France, la musique aussi. » Sur le côté réac de ce milieu, Candice dégage en touche:  » Les vieux teds préfèrent aujourd’hui que les années 60-70, c’est moins violent, plus ouvert et je connais même un teddy black, cela ne pose aucun problème. »

Sur-féminin

29 février 2012, Saint-Gilles. Madé J. tourne le clip de Your Pet, morceau grognant de plaisir rockab’, extrait de son album Das rumble (chez COD&S). Trente ans, cheveux mi-longs, chemise à carreaux, sourire extra-large, Madé est balinais: après une transhumance  » digne de Robert Johnson, qui a d’ailleurs changé ma vie » le menant de L.A. à Londres en passant par La Nouvelle-Orléans et Hawaii, il vit aujourd’hui à Bruxelles. Madé J. chante comme s’il voulait épouser le micro (vintage), avec un taux impressionnant de testostérone. Une sorte de jeune Chris Isaak -asiatique- qui se foutrait d’être pimpant:  » En balinais, Madé veut dire second enfant, mais j’ai grandi en Australie parce que mes parents voulaient me donner une éducation, j’ai découvert le rockabilly il y a dix ans et là, j’ai vu le futur (rires) , c’est un style sans bullshit. Qui fait partie de moi, comme le Delta Blues. Aujourd’hui, tout le monde dit qu’il joue du rock’n’roll, les sous-genres ne comptent plus. A Bruxelles, contrairement à Londres ou Paris, on joue tous ensemble. » Quelques semaines plus tard, on recroise Madé sur la scène de Madame Moustache, bar de la Place Sainte-Catherine, où se produit Crystal and the Runnin’ Wild. Soit Patrick Ouchène, sa section rythmique et sa fille, Crystal. Etudiante à l’IHECS, 19 ans, Ouchène junior a du pédigree, une improbable tignasse rose-rouge et une voix à revitrifier les classiques. De Patsy Cline à Etta James, revisitant L’homme à la moto, adaptation par Piaf d’un standard américain de Leiber/Stoller, ou le Search And Destroy des Stooges.  » J’avais des santiags à huit ans, j’allais voir mon père chanter, puis j’ai eu ma phase hardcore-punk-emo. Mais à 16 ans, je connaissais déjà Johnny Cash, la soul, Elvis, Ricky Nelson. Mon envie, c’est de réinventer le passé: pour moi, c’est parfaitement naturel. » Crystal adore aussi les assemblages vestimentaires flashy, à l’image de sa couleur de cheveux:  » Le rouge, ça tue (rires) et puis j’aime les fringues des années 50-60 parce que les femmes de l’époque, malgré la répression, avaient quelque chose de sur-féminin. Une beauté qui allait bien avec celle de la musique. » Crystal boucle les maquettes d’un premier album où il y aura aussi des titres originaux, notamment de daddy et de Madé J. Toujours les mêmes que l’on croise au rétromaniaque Ace Café de Rumst, bled flamand entre Bruxelles et Anvers. Ou au Rocking Road, 67 rue Haute, boutique tenue par Michel, 53 ans, qui réussit dans les (autres) affaires et s’offre sa « danseuse » en proposant de la fringue vintage, comme « la vraie veste en jeans des Misfits ou le blouson de motard Aero Leather: j’ai toutes sortes de clients, des ados aux sexagénaires, des mecs du David Lloyd (1) comme des skaters, je crois que les gens veulent autre chose que le monde virtuel. C’est pour cela que le rockabilly fonctionne à nouveau. » Commerce et musique, le couple ne vieillira jamais: Crystal et ses Runnin’ Wild sont bientôt programmés dans une soirée privée pour la très chic marque Hermès. Même pas sûr que Johnny Cash se retourne dans sa tombe.

(1) CLUB DE FITNESS D’UCCLE, SNOB ET ONÉREUX.

– MADÉ J SERA LE 22 JUIN À LA FIESTA DU ROCK À FLÉMALLE ET LE 1ER JUILLET À COULEUR CAFÉ, SON NOUVEAU CLIP YOUR PET SUR WWW.MADEJMUSIC.COM; CRYSTAL & THE RUNNIN’ WILD LE 23 JUIN À LA FÊTE DU BELGA À IXELLES, WWW.CAFEBELGA.BE

– À VOIR SUR YOUTUBE, MADE J.-GOT MY MOJO WORKING (LIVE ACOUSTIC FEATURING CRYSTAL OUCHÈNE).

TEXTE ET PHOTOS PHILIPPE CORNET

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