Yorgos Lanthimos, de la Grèce antique à l’Amérique

Nicole Kidman et Colin Farrell dans The Killing of a Sacred Deer de Yorgos Lanthimos. © DR
Jean-François Pluijgers
Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

Pour son premier film américain, Yorgos Lanthimos fait tanguer une famille bien sous tous rapports sous l’effet d’un dilemme insoutenable. Quelque part entre tragédie grecque et film d’horreur…

Après le homard, le cerf sacré: la filmographie de Yorgos Lanthimos commence à ressembler à un bestiaire insolite -un accident, assure-t-il avec un large sourire, précisant avoir envisagé de renoncer à The Killing of a Sacred Deer comme titre de son nouvel opus, avant de s’y résigner, faute d’alternative valable. Si leurs intitulés ont le don d’intriguer, les films du cinéaste grec n’en finissent plus, pour leur part, d’interpeller. Avec le scénariste Efthimis Filippou, son partenaire d’écriture depuis son deuxième long métrage, Lanthimos a mis en place un univers on ne peut plus singulier, et les Dogtooth, Alpis et The Lobster qu’ils ont cosignés sont autant de mécaniques de précision où s’exprime un regard décalé et acéré sur l’existence.

Cap maintenu avec ce The Killing of a Sacred Deer, où il met en scène une famille américaine bien sous tous rapports -un chirurgien, sa femme ophtalmologue et leurs deux jeunes enfants-; modèle apparent de réussite, dont la fragilité va se révéler lorsqu’un adolescent énigmatique entreprend de les manipuler jusqu’à les confronter à un dilemme insoutenable. S’il bat pavillon étasunien, le film n’en reste pas moins du pur Lanthimos: « Tourner en Amérique n’a rien changé, parce qu’il s’agissait d’une production indépendante. L’Amérique nous a servi de décor, mais il n’y avait personne, parmi ceux qui étaient impliqués dans le projet, qui ne soutenait pas ma vision. J’ai eu la chance, jusqu’à présent, de pouvoir tourner des films en jouissant d’une liberté créative totale. Il ne faut jamais dire jamais, mais je n’ai encore jamais accepté de faire un film sans avoir le contrôle artistique complet. Dans mon état d’esprit actuel, je ne pourrais pas y renoncer… »

Tableau de chasse

Yorgos Lanthimos
Yorgos Lanthimos © DR

Si Lanthimos a choisi de tourner aux États-Unis (et plus précisément à Cincinnati), ce n’est pas par coquetterie, mais bien parce que la nature même de l’histoire l’exigeait. « Je sentais devoir faire ce film en Amérique. Comme beaucoup d’Européens, j’ai grandi entouré par la culture et le cinéma américains. Mais si les autres films que nous avions écrits ensemble, Efthimis et moi, pouvaient se dérouler n’importe où, celui-ci me semblait être plus américain qu’européen par ses objectifs et les associations que je souhaitais y mettre en oeuvre. » Et d’avancer encore des considérations de l’ordre du détail –« le système médical américain se prêtait mieux à mon propos »– et d’autres, touchant au style même du film, avec « la tradition de films de genre, et de films d’horreur, et le paysage qu’elle induit. » Hybride aussi curieux que fascinant, The Killing of a Sacred Deer puise donc dans la tragédie grecque pour l’inscrire dans la culture américaine contemporaine. « Notre intention de départ n’est jamais de faire une adaptation. Mais en écrivant le scénario et en construisant cette histoire, nous avons réalisé qu’il y avait des parallèles avec les tragédies d’Euripide, Iphigénie en particulier, où un roi se voit demander le sacrifice de sa fille. Il nous a dès lors semblé judicieux d’y faire référence et de l’inclure, parce que c’est là une composante de notre culture et de notre histoire. Il est d’ailleurs intéressant de constater que l’on explore ce genre de thèmes et de sujets depuis si longtemps sans pouvoir les épuiser, si bien qu’ils ont toujours l’air pertinents et contemporains. »

Soit la toile de fond d’une intrigue corrosive venue laminer le quotidien d’une famille vivant dans un confort aveugle, bulle appelée toutefois à imploser sous le coup d’événements irrationnels en apparence. L’on peut voir dans le jeu de massacre qui s’ensuit une parabole sur l’égoïsme et l’indifférence; Lanthimos évoque pour sa part « ce stade où chacun doit agir dans son propre intérêt pour survivre. Je ne sais pas si l’on peut parler d’égoïsme, mais c’est en tout cas l’instinct de survie, qui se révèle dans des situations où l’on fait face à de grands dilemmes dans l’existence. Et où l’on doit agir conformément à ses convictions et à ses choix… » Nul hasard, dès lors, si le réalisateur multiplie les références religieuses, jusque dans la musique, encore qu’il laisse à chacun le soin de les interpréter: « Je n’ai pas nécessairement envisagé ce film en termes religieux, même si la foi et la superstition en constituent certainement des thèmes, au même titre que le surnaturel, et toutes ces choses dans lesquelles les gens croient ou choisissent de ne pas croire. » Le tout, accommodé à la mode Lanthimos, un cinéaste n’aimant rien tant que s’aventurer dans des zones sensibles où, sous couvert d’humour à froid et d’absurdité, la condition humaine se donne à voir dans toute son ambiguïté.

Déjouer les attentes

Forcément secouante, l’expérience s’appuie aussi sur une construction dramatique appelant le rapprochement avec un film d’horreur. Le cinéaste, de son côté, préfère parler de dialogue avec le genre. « À partir du moment où, en écrivant l’histoire, nous avons eu le sentiment qu’elle nourrissait un rapport avec le cinéma d’horreur, nous n’avons pas cherché à nous en éloigner, mais au contraire, à explorer les différentes manières d’instaurer un dialogue pertinent sans aller jusqu’à un film d’horreur. » Une proposition esthétique assurément stimulante. Et tout comme il court-circuite volontiers le prêt-à-penser, Lanthimos s’y entend pour déjouer les attentes du spectateur, en s’appuyant sur un sens aiguisé du contretemps. « Le sujet sous-jacent et la narration sont très sombres, mais il y a aussi un certain humour. Nous tentons d’installer un ton où on ne sait plus vraiment à quel moment le film est supposé être drôle, ridicule, tragique ou dramatique. Et si, d’aventure, on le sait, ces différents moments s’enchaînent de façon tellement abrupte que l’on est resté au stade précédent… » En décalage permanent, quelque part entre rire (nerveux) et effarement, ne sachant trop, en définitive, quelle attitude adopter.

Nicole Kidman et Colin Farrell dans The Killing of a Sacred Deer de Yorgos Lanthimos.
Nicole Kidman et Colin Farrell dans The Killing of a Sacred Deer de Yorgos Lanthimos.© DR

Le cinéaste, qui a à l’évidence un sens de l’humour assez particulier, raconte encore n’avoir pas manqué de rappeler à ses comédiens qu’ils jouaient dans un « film plutôt amusant », au cas où la drôlerie de la chose leur aurait échappé: « Il s’agissait d’essayer de s’amuser en le tournant, pour que cet esprit s’insinue d’une façon ou l’autre à l’écran, même dans les moments les plus noirs. » Message reçu cinq sur cinq par Colin Farrell qui, ayant troqué la moustache de The Lobster pour une barbe fournie, signe une nouvelle composition mémorable –« Il comprend très bien nos intentions et le ton de nos films »-, tandis que Nicole Kidman se glisse avec aisance et l’antinaturel de circonstance dans cet univers anesthésié: « Les acteurs passent par des cycles, et elle en est à un stade de sa carrière où elle multiplie les choix audacieux, soupèse le cinéaste. Nous voulions travailler ensemble, elle a lu le scénario à un stade précoce, et alors que nous nous demandions où et comment nous allions faire le film, elle m’a donné son accord, cela s’est passé le plus simplement du monde. Nicole Kidman comprend le travail d’un cinéaste, et se met au service de sa vision, quelles que soient ses intentions. » Quant au jeune Barry Keoghan, sidérant dans son rôle d’ado aux intentions troubles, Lanthimos explique l’avoir déniché en Irlande après avoir cherché aux États-Unis et jusqu’en Australie. « Barry nous a beaucoup aidés à dessiner le personnage. Nous voulions créer non pas un psychopathe, mais un personnage complexe, un jeune garçon ayant manifestement vécu une expérience traumatisante, et qui soit en même temps enfantin mais mûr, maléfique mais sympathique. » Profil à même de susciter le trouble, en tout état de cause, au coeur d’un film d’une cruauté assumée où Lanthimos confirme ne rien tant apprécier que se frotter sans oeillères aux tabous: « Je ne vois pas l’intérêt de tourner des films sans explorer des problèmes, et en le faisant d’une manière sortant des habitudes -je ne puis prétendre que cela n’a jamais été fait, mais ce n’est guère courant. Si je reviens toujours aux tabous, c’est parce que ces sujets m’intéressent; travailler autour d’eux est pour moi quelque chose d’instinctif. » Démarche d’autant plus nécessaire sans doute que nos sociétés semblent s’enfermer dans un modèle toujours plus conservateur, et partant réducteur: « J’ignore les raisons de ce retour en arrière, qui constitue une énigme à mes yeux. Mais cela me semble évident, dans bien des domaines, que ce soit en raison de la peur, ou du politiquement correct, ce qui revient au même d’une certaine façon. On se doit de constater que notre vision du monde se referme de plus en plus, alors même que nous avons toujours accès à plus de choses, et que nous sommes bien plus informés qu’avant… »

L’affichage de ce contenu a été bloqué pour respecter vos choix en matière de cookies. Cliquez ici pour régler vos préférences en matière de cookies et afficher le contenu.
Vous pouvez modifier vos choix à tout moment en cliquant sur « Paramètres des cookies » en bas du site.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content