Sur la route

© PATRICE NORMAND

Un ultra-riche New-Yorkais abandonne femme et enfant autiste pour une traversée en car des États-Unis en forme de pèlerinage. Drôle, profond et mordant.

Barry Cohen incarne la réussite ultime. La quarantaine, marié à « la femme la plus intelligente et la plus belle du monde« , ce golden boy new-yorkais parti de rien (son père était nettoyeur de piscines) règne sur un fonds spéculatif de 2,4 milliards de dollars. Pas vraiment le personnage à plaindre, donc. Sauf qu’au moment de faire sa connaissance, sa vie dorée sur tranche part en vrille. La commission boursière le soupçonne de délit d’initié. Mais plus que ces péripéties matérielles, c’est son fils de trois ans, Shiva, qui le mine et l’obsède. Le petit prince, incapable de sortir un mot et le regard fuyant, a été diagnostiqué autiste. Une solide ombre au tableau de la famille parfaite. Et surtout une blessure narcissique douloureuse pour celui qui rêvait de construire avec sa progéniture une de ces relations fraternelles et complices dont l’Amérique est si friande.

Un soir où les cris du gamin l’insupportent plus encore que d’habitude, Barry décide de fuir sans demander son reste. Le Gatsby des années 2010 laisse derrière lui sa femme, son appartement de Manhattan, ses employés, et même son téléphone et sa carte de crédit sans limite. Il n’emporte que ses luxueuses montres, objets d’un fétichisme maladif. Direction le Nouveau-Mexique où il espère retrouver un amour de jeunesse qui redonnera, espère-t-il, un sens à sa vie déconnectée des réalités. Un pèlerinage entrepris non en jet privé mais en Greyhound, symbole persistant et inoxydable de cette Amérique d’en-bas dont il veut prendre le pouls. Le golden boy est rattrapé par la nostalgie de l’époque où il était étudiant à Princeton et se rêvait écrivain, sa fugue impromptue se doublant d’une quête initiatique et spirituelle en écho lointain à l’appel de la route de la Beat Generation.

Sur la route

Courage, fuyons!

Comme toujours, plus que la destination, c’est le voyage qui compte. Lui qui cherchait  » un authentique morceau d’Amérique » ne va pas être déçu. De New-York au Texas en passant par Baltimore et Atlanta, Barry croise les laissés-pour-compte du rêve yankee, florilège de grands coeurs, de petites frappes à l’esprit d’entreprise, de prêcheurs improvisés. Si le ton jouissivement burlesque de Shteyngart arrache des sourires, le prisme quasi documentaire de l’entreprise brise souvent le coeur. Partout affleure la même lassitude, la même absence de perspectives, qui conduira ce peuple lessivé à faire un bras d’honneur au système en élisant Trump à la fin du livre.

Barry n’est pas le seul à remettre tout à plat. Sa femme Selma profite de l’intermède pour se défaire du carcan étouffant d’épouse modèle. La liberté aura d’abord l’apparence d’un écrivain progressiste habitant quelques étages plus bas dans leur tour de verre rutilante. Un sas de décompression avant de renouer avec ses racines indiennes. Chacun trouvera si pas des réponses, du moins une forme d’apaisement, d’équilibre, symbolisé par l’acceptation du sort de Shiva, ombre planant sur tout le roman, comme un baromètre infaillible de la sincérité des coeurs.

Sur le mode de la satire, l’auteur d’ Absurdistan revisite ici le mythe de la chute et de l’odyssée rédemptrice, l’enrobant d’une pellicule de roman social qui fait de Lake Success un tableau saisissant de réalisme de l’Amérique de Trump. Et une invitation émouvante à vivre ses rêves plutôt qu’à les faire fructifier sur le dos des autres.

Lake Success

De Gary Shteyngart, éditions de l’Olivier, traduit de l’anglais (États-Unis) par Stéphane Roques, 384 pages.

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