« Pixar est l’un des rares endroits où l’on considère les enfants avec respect »
Avec Soul, l’histoire d’un musicien de jazz new-yorkais basculant dans le « Great Before », Pete Docter poursuit dans la voie audacieuse et stimulante de Inside Out. Tout en portant Pixar vers de nouveaux horizons. Une réussite majeure.
Compagnon de l’aventure Pixar depuis l’orée des années 90, Pete Docter a été l’un des principaux artisans de la révolution animée initiée par John Lasseter. Associé à l’écriture des deux premiers volets de Toy Story, affecté aux story-boards de A Bug’s Life, l’animateur signait en 2001 son premier long métrage, Monsters, Inc., qu’allaient suivre, après avoir encore trouvé le temps de participer à WALL.E de son compère Andrew Stanton, Up, en 2009, puis Inside Out, en 2015. Ce qui s’appelle un parcours sans faute, auquel vient s’ajouter aujourd’hui Soul (lire également notre critique). Pandémie oblige, la sortie du film a été quelque peu chahutée, puisque, annoncé sur les grands écrans en juin puis en novembre, il a finalement été repoussé à Noël, en exclusivité sur la plateforme de streaming Disney + qui plus est. Aléas dont il n’était cependant pas encore question mi-septembre, lorsque le réalisateur se livrait, flanqué du coréalisateur Kemp Powers et de la productrice Dana Murray, à l’exercice de la conférence de presse, en mode virtuel s’entend.
Vingt-quatrième long métrage des studios Pixar, Soul raconte l’histoire de Joe Gardner, un pianiste de jazz new-yorkais enseignant la musique dans un lycée à défaut d’autre chose. Et qui, le jour même où son rêve de toujours -jouer dans l’ensemble de la saxophoniste de légende Dorothea Williams- semble enfin en passe de se concrétiser, va être victime d’un accident et basculer dans une autre dimension, le « Great Before ». Soit non pas le grand nulle part auquel il semblait promis, mais une zone peuplée d’âmes où se forgent les personnalités. À charge pour lui de démontrer à 22, l’une d’entre elles plutôt récalcitrante, que la vie sur Terre vaut la peine d’être vécue pour pouvoir espérer refaire le chemin en sens inverse.
Soit la matrice d’un film tenant de l’enchantement pour les yeux, tout en charriant des concepts métaphysiques avec une audace narrative n’étant pas sans évoquer celle présidant à Inside Out, qui s’insinuait avec un rare bonheur dans le centre de contrôle des pensées et des émotions d’une fillette. Une aventure cérébrale dont Soul apparaît, par endroits, comme le pendant naturel. « C’est sans doute vrai thématiquement, mais les deux films sont très différents en termes de conception, observe Pete Docter. Nous étions conscients des similitudes qu’ils pouvaient présenter au départ, et nous avons essayé d’aller à l’encontre, n’ayant pas spécialement envie de nous répéter. Au bout du compte, j’ai le sentiment que Soul est différent de Inside Out à bien des égards, même s’il explore quelques thèmes voisins. Nous apprécions tous examiner nos existences, et spéculer sur certains des grands mystères de la vie. Inside Out nous en avait donné l’opportunité, et Soul encore un peu plus. »
Les deux films défrichent, en tout état de cause, des espaces aussi séduisants qu’inattendus. Et s’ils témoignent de la singularité du regard de Pete Docter, ils portent non moins incontestablement la griffe du studio qui les a produits. Lequel s’est employé, depuis ses débuts, à repousser les limites généralement associées au cinéma d’animation -« To Infinity and Beyond« , suivant le précepte cher à Buzz l’Éclair. Et cela, qu’il s’agisse de prêter aux jouets des sentiments humains comme dans Toy Story, de concilier audace formelle, fable écologique et robot-romance dans WALL.E, ou de faire d’un vieux bonhomme grincheux et mélancolique le héros d’une aventure échevelée comme dans Up. « Nous essayons toujours, dans n’importe quel film Pixar, de nous dire: tâchons d’être amusants et accessibles à tous à un premier niveau, ce qui nous donnera l’opportunité d’introduire quelque chose de plus profond, un peu comme un cheval de Troie, poursuit Docter. Nous travaillons sur ces projets pendant quatre ou cinq ans, autant nous engager dans des directions qui nous stimulent. Et donc, en tant qu’individus, nous essayons de puiser dans des choses avec lesquelles nous luttons, dans nos joies, nos succès, nos douleurs, nos échecs, tous ces éléments se retrouvent dans ces films. » Manière aussi d’assurer à ces derniers des plaisirs de lecture multiples.
À cet égard, Soul est peut-être la réalisation la plus ambitieuse jamais produite par le studio d’Emeryville, et son ouverture en témoigne, dont l’audace scénaristique comme la liberté graphique ne manquent pas d’épater. Au risque de laisser les plus jeunes spectateurs sur le carreau? « Ça constitue toujours une préoccupation quelque part, concède Pete Docter. Mais nous sommes déjà passés par là, et à partir du moment où le fait de démarrer sur un vieux bonhomme au décès de sa femme (comme dans Up, NDLR) a pu fonctionner, j’ai décidé de ne plus trop me poser de questions, et de faire confiance à mon ressenti: si ça me semble bon, et que c’est OK pour Dana et pour Kemp, c’est que nous tenons peut-être quelque chose. » « Nous organisons des projections-test, notamment à destination des enfants, poursuit Kemp Powers. Ça nous ouvre toujours les yeux, c’est en quelque sorte notre stress test. Genre: est-ce que nous nous sommes fourvoyés? Est-ce que les gosses vont capter? À la fin de la projection, des parents nous disent invariablement: « Peut-être que ceci est un peu trop compliqué« . Et c’est là que leurs enfants interviennent pour leur expliquer précisément les éléments présumés incompréhensibles. Ils captent tout immédiatement. Je pense que Pixar est l’un des rares endroits où l’on considère les enfants avec respect, et où l’on ne tente pas de trop simplifier les choses ni de les niveler par le bas à leur intention. » Morale de l’histoire: ne sous-estimez pas les enfants, pour paraphraser Dana Murray.
La vie comme une impro de jazz
Si la magie Pixar opère ici à plein, Soul voit le studio s’écarter de sa zone de confort à de multiples égards. Par son ancrage new-yorkais, par exemple, Big Apple servant de contrepoint à l’univers abstrait des âmes. « Ces deux environnements ont posé des défis considérables, explique la productrice. Celui des âmes était un challenge technique et artistique, parce qu’on crée un monde dont chacun a son idée de ce à quoi il pourrait ressembler, mais où nul ne s’est jamais rendu. Le concevoir était donc amusant mais aussi particulièrement difficile. Quant à New York, c’était compliqué à sa façon, parce qu’il s’agissait de recréer une ville que tout le monde connaît et aime, mais sur laquelle nous souhaitions imprimer notre propre cachet. » Par sa coloration musicale, ensuite, le jazz occupant ici une place centrale. L’idée de faire de Joe un musicien (alors qu’il avait à un moment été envisagé qu’il soit acteur) s’est imposée après la découverte d’une master-class d’Herbie Hancock où ce dernier évoque le génie de Miles Davis (on peut en voir un extrait sur YouTube sous l’intitulé Herbie Hancock on Miles Davis). Ou le jazz comme métaphore lumineuse de la vie. De là à faire du film un musical -dans la grande tradition… Disney-, il y avait toutefois un pas, que les auteurs n’ont jamais sérieusement envisagé de franchir. « De mon point de vue, cette idée n’aurait pas collé avec l’histoire, précise Pete Docter. Dans une comédie musicale, la réalité que l’on crée acquiert une dimension hyper-réelle. Et nous voulions un film aussi vrai et enraciné que possible, même s’il s’agit d’animation. Tout est fabriqué, mais nous cherchions à obtenir le contraste le plus grand entre le monde éthéré des âmes et la Terre. Du coup, je n’aurais pas pu envisager un musical. »
Pixar trouve également en Joe (à qui Jamie Foxx prête sa voix dans la version originale) son premier personnage principal afro-américain, ce qui n’a bien sûr rien d’anodin à l’heure où les États-Unis connaissent de vives tensions raciales. « Je ne sais pas pourquoi il a fallu si longtemps, poursuit le réalisateur. Nous essayons toujours de refléter autant que possible le monde alentour, et nous sommes heureux que ce soit finalement arrivé, et de représenter une partie de la population dont la voix n’avait pas tellement été entendue dans nos films jusqu’à présent. Nous sommes ravis que l’occasion se soit enfin présentée avec cette histoire. » Sans qu’il faille, du reste, y voir un quelconque opportunisme: « Un film comme Soul met au bas mot quatre ans à se faire, rappelle Kemp Powers, et nul, au début du processus, n’aurait pu prédire l’état dans lequel le monde se trouverait aujourd’hui. Mais je crois fermement au fait que les choses se produisent en temps voulu. » Jusqu’au questionnement sur le sens de la vie sous-tendant le film qui a pris, au vu des circonstances, une acuité nouvelle. On laissera donc le mot de la fin à Pete Docter: « Nous nous sommes lancés dans cette aventure il y a quatre ou cinq ans, alors que tout était normal, et les enjeux du film me parlaient déjà intensément, comme à d’autres d’ailleurs. Mais avec le Covid, George Floyd, et tout ce qui s’est produit entre-temps, c’est comme si Soul résonnait bien plus fort encore. Je ne sais pas si c’est égoïste, et je ne tire bien entendu aucun crédit des bouleversements que le monde connaît, mais on dirait que le film arrive à un bon moment. Ou à un mauvais, c’est selon… » Histoire, qui sait, d’y insuffler un supplément d’âme.
Un nouveau monde
Comme Inside Out avant lui, c’est un nouvel univers que déflore Soul, à New York et son humeur jazzy répondant un « Great Before » dans lequel Joe Gardner se retrouve projeté bien malgré lui. Autant dire que les animateurs Pixar ont pu s’en donner à coeur joie, l’esthétique du film s’écartant résolument des canons traditionnels de l’animation pour s’aventurer dans une zone largement inexplorée. « Le principal défi a bien sûr résidé dans la création de cet univers, explique Bobby Podesta, vétéran d’un département où il officiait dès A Bug’s Life, en 1998, et dont il a assuré la supervision pour Soul. Où étions-nous avant d’être sur Terre? Si nous avons l’habitude de créer des mondes chez Pixar, il fallait aussi que ce « Great Before » se révèle crédible. Nous avons fait de nombreuses recherches, pour établir à quoi ressembleraient les âmes, mais aussi les conseillers, tout en intégrant des éléments d’origines et de cultures différentes dans un modèle unifié et distinct. C’était compliqué, mais il s’agit aussi du genre de problèmes artistiques auxquels on aime être confrontés. Avec l’espoir que le public, en découvrant le film, se dise que ça a du sens et qu’il y croie. »
Ce souci de crédibilité, il se reflète également dans les performances des personnages, résultant de l’équilibre entre l’apport des animateurs et celui des acteurs invités à leur prêter leur voix. « Nous visionnons et écoutons leurs enregistrements, et nous en extrayons divers maniérismes et d’autres éléments que nous intégrons ensuite dans la recette du plat que nous préparons. Mais nous nous inspirons aussi de gens que nous connaissons, de notre expérience et de nos propres souvenirs« , poursuit Podesta. MontaQue Ruffin, l’un des animateurs du film, raconte ainsi s’être appuyé sur son vécu et celui de proches pour animer certaines scènes: « À partir du moment où Joe Gardner était le premier personnage afro-américain à avoir un rôle principal dans l’un de nos films, avec une série de scènes empruntées à sa vie quotidienne, il était important que ça sonne juste. J’étais l’un des animateurs, mais aussi, avec d’autres artistes afro-américains travaillant chez Pixar, le garant de notre héritage culturel. Nous partagions nos expériences et avons veillé à les traduire à l’écran, afin d’infuser le film avec un maximum d’authenticité. »
Soul y trouve l’une des clés de sa réussite, et si le film impressionne tant par son graphisme que par la perfection de son animation, ce sont les émotions humaines qu’il charrie qui donnent le la de cette aventure musicale. » Notre principe, c’est que l’art guide la technologie, et que celle-ci inspire l’art, conclut Podesta. Nous cherchons l’équilibre entre ces deux composantes. Même en tant qu’animateurs, nous ne voulons pas que vous remarquiez l’animation, mais bien que vous soyez en mesure de vous connecter aux personnages et d’oublier le reste, d’arriver à ce moment de « suspension of disbelief » (« suspension de la crédulité », permettant de se plonger dans la fiction, NDLR). C’est notre objectif, indépendamment de la position que nous occupons sur le projet.«
Monsters, Inc. (2002)
Pionnier de la saga Pixar, associé notamment à l’écriture des deux volets initiaux de Toy Story, Pete Docter signe, en 2002, son premier long métrage, Monsters, Inc. Soit l’histoire de Monstropolis, une ville dont l’énergie est produite par les cris d’enfants effrayés par des monstres emmenés par Sulli redoutable Terreur d’élite, et son compère Bob. Jusqu’au jour où une fillette réussit à s’infiltrer dans la cité des monstres, retournement de situation à l’origine d’un film à la créativité désopilante.
Up (2009)
Plutôt que de voir sa maison, et avec elle les souvenirs de sa vie heureuse avec sa défunte épouse, ensevelie sous les gratte-ciels, Carl, la large septantaine bougonne, décide de la transformer en dirigeable. Et d’y accrocher des ballons pour s’envoler vers l’Amérique du Sud, ignorant qu’il a embarqué un scout envahissant dans le rêve de sa vie. Soit un tour de force animé, et un film réussissant à renouer avec l’esprit du cinéma d’aventure d’antan agrémenté d’une dose de générosité à la Frank Capra.
Inside Out (2015)
S’appuyant sur un concept audacieux, Inside Out s’invite dans l’esprit de Riley, vivant fort mal, du haut de ses onze ans, le déménagement de sa famille du Minnesota à San Francisco, et, partant, en proie à la plus grande agitation. Moment où vont entrer en scène les cinq Émotions fondamentales présidant à son existence qui vont devoir s’accorder pour accompagner la fillette dans cette phase de transition délicate. Pour ce qui reste l’un des sommets de l’animation, réussissant à traduire lumineusement le tumulte de la (pré)adolescence avec son cortège d’interrogations.
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