UN AN APRÈS FUKUSHIMA, LES ÉCRIVAINS BRISENT LE SILENCE. MAIS QUE PEUT LA LITTÉRATURE FACE À L’INDICIBLE? TENTATIVE DE RÉPONSE EMMENÉE PAR MICHAËL FERRIER, AUTEUR D’UN RÉCIT FRANCO-JAPONAIS SOUS INFLUENCES SISMOGRAPHIQUES.

« Ça venait des profondeurs et c’était arrivé. » Mars 2011, un vendredi après-midi radieux. Michaël Ferrier est chez lui, à Tokyo, où il vit, en expat français, depuis 18 ans et des poussières. Dans la capitale, le séisme que l’on sait durera deux minutes – » autant dire une éternité, quand tout s’effondre autour de vous« – durant lesquelles il s’abrite sous sa table d’écrivain. Son récit, Fukushima, commence d’ailleurs dans cette coïncidence:  » C’est comme si l’on mettait son corps en situation de vibration maximale, et l’endroit idéal pour prendre des notes: étrange pupitre au ras du sol, à contre-pied, sur l’autre versant des apparences. » Et de fait, tournant le dos à la facilité d’une raisonnable désertion, le professeur de littérature à l’université Chuo entame un genre de résistance.  » J’ai des projets d’écriture comme si je devais vivre 1000 ans, mais Fukushima a surgi comme un coin. Quelque chose a tout bouleversé. Très rapidement, j’ai ressenti la nécessité d’écrire. Une urgence impérieuse. »

Ecrire, oui -c’est à vrai dire la seule réplique possible des écrivains-, mais reste à savoir quoi, comment et sous quelle forme.  » J’ai d’abord été tenté par le genre du journal. Puis je me suis dit que ce serait une facilité. Avec un journal, j’aurais eu l’impression que la catastrophe imposait son rythme. Que le calendrier de l’écriture était tenu par le calendrier de la catastrophe elle-même. Or, il me semble que l’écriture ne doit pas être une simple reproduction de ce qui s’est passé et de ce qui continue à se passer, mais déjà une manière de lui donner forme, voire sens. Tout en sachant qu’avec un événement de cette ampleur, il y aura toujours une part d’insensé qui subsistera… »

Suivant cette intuition de l’écriture comme mise à distance, l’auteur du simple et très beau Tokyo, petits portraits de l’aube (Arléa) a fait tourner sa bibliothèque mentale pour s’arrêter sur une tradition littéraire séculaire du Moyen Age japonais. Celle des Notes, un genre typiquement nippon, magistralement exercé par Kenzaburô Ôé dans ses Notes de Hiroshima, indépassable référence pour Ferrier.  » J’ai choisi le genre des notes en revenant au « noto » japonais, un mot qui recouvre le sens de « notes » dans l’acception française -une écriture fragmentaire-, mais aussi celui de « cahier » -ce qui rassemble le tout, le contient, lui donne une cohérence, même si elle est problématique. » Un genre très souple, qui permet à l’écrivain de mêler dans un récit fluide analyse sociologique, références historiques, citations, extraits de poèmes, de romans, mais aussi témoignages réels et frappantes descriptions de paysages ravagés. Ces deux dernières contributions devant tout à la décision du romancier de monter dans le Tôhoku, la région la plus durement touchée par le tsunami, afin de longer les limites de la zone de confinement.  » Il y avait deux raisons pour lesquelles je voulais aller là-haut: prendre des notes, faire des repérages, mais aussi apporter un peu d’aide, de manière artisanale. Dans les deux cas, l’utilité qu’on peut ressentir est de toute façon dérisoire. C’est une catastrophe sans répondant, mais il faut répondre. »

Notes du monde flottant

L’écriture est-elle si dérisoire? Elle permet en tous cas, sous la plume de Ferrier, d’atteindre à une vérité de la terre, crue, tendue, viscérale. En quelques pages très fortes, renversantes, il parle, arrivé sur ces étendues dévastées, de ce qui reste quand tout a été mis à bas, décrivant des sons ne se répercutant plus que sur le vide – » une note unique, un peu sinistre, monotone, stridente. (…) un bruit stupéfiant, sans relief, plat et froid« – et un persistant remugle de boue, de mer, de métal – » une odeur jaune-brun, légèrement grasse et blême, salée et rance vers le centre« .

Sur place, l’homme recueille aussi des témoignages, capte des postures, s’inspire de gestes. « Il y avait cette femme qui nettoyait inlassablement toutes les photographies qu’elle pouvait retrouver dans les ruines. Une petite silhouette fragile, toute la journée, en plein milieu du désastre, qui frottait les clichés avec un tampon d’ouate. C’était un geste très doux, patient, minutieux, répété indéfiniment. Ça m’a inspiré au même titre que mes références littéraires. Je me suis dit qu’il n’y avait pas besoin d’envolées lyriques, de grands élans compassionnels. L’essentiel c’est de commencer à remodeler la réalité. Kenzaburo Ôé appelle ça l’étrange pouvoir curateur de l’art. »Un discours qui trouve un écho dans celui qu’Haruki Murakami, très célèbre et adulé romancier japonais, donnait, en juin 2011, à l’heure de recevoir le prix international de Catalogne:  » Reconstruire les routes et les bâtiments détruits est un travail dévolu aux spécialistes. Mais la régénération de l’éthique et des modèles est notre travail à tous. C’est un travail sobre et silencieux, un artisanat qui nécessite de l’endurance. (…) C’est vraiment ainsi que par le passé nous avons reconstruit un Japon dévasté par la guerre. Ce point de départ, nous devons sans doute y revenir. »

Ce chantier de fond, le Japon y est de fait rompu. Un pays où les séismes font partie intégrante du paysage, et où la fréquentation intime du risque a de tout temps produit poètes et peintres travaillés par cette notion d' »ukiyo » ou « monde flottant », concept laissant entendre que la seule chose certaine en ce monde est décidément l’impermanence de toutes choses. Mais Fukushima marque un tournant. Au double désastre du tremblement de terre et du tsunami s’ajoute aujourd’hui le 3e assaut, fulgurant, de l’accident nucléaire. Une cause naturelle mais une responsabilité humaine dont les intellectuels japonais semblent s’emparer dans des postures sans précédent.  » Ils sont entrés dans le débat public d’une manière qui m’a surpris, note Michaël Ferrier . Tout s’est mis en marche de manière tellement impressionnante et rapide vu l’ampleur de la catastrophe. Quasi immédiatement, des sociologues, des philosophes, des poètes ont écrit des évocations, des descriptions, des analyses éthiques (voir le recueil L’archipel des séismes, éditions Picquier, ndlr) . Quel autre pays pouvait produire un tel panel de textes en un temps si court? C’est un pays qui réagit, qui est résilient, qui rebondit. » Une force à laquelle Ryoko Sekiguchi, écrivain japonaise vivant à Paris, offre un écho évident dans Ce n’est pas un hasard, le journal qu’elle fait paraître ce mois chez P.O.L.:  » La pensée des écrivains se déploie comme un fleuve sur lequel les catastrophes viennent s’écraser comme des rochers en faisant des éclaboussures, des ricochets (…). Même si j’écrirai désormais dans l' »après », je me sens la force d’affronter cette question et de continuer à écrire. »

Fiction à retardement

A recueillir le récit des rescapés, Ferrier a côtoyé un autre type d’anéantissement, celui d’une langue intime choquée, hésitante, bégayante, compressée, comme anéantie. Et, à l’autre bout du pouvoir, le paradoxe d’un discours dominant reconstruit, imposé, gavé de scientificité opaque et de récupération politique.

Prise dans cet étau, la voix particulière du romancier doit retrouver son propre débit. Quitte à ce que le processus d’invention prenne du temps.  » Je ne voulais pas faire de fiction ni de roman, parce que je ne m’en sentais pas capable. Je pense qu’il faudra longtemps avant que quelqu’un se coltine avec ça« , avance-t-il. Et pour cause. Dans sa contribution au dernier numéro de la Nouvelle Revue Française intitulé Du Japon, Cécile Sakai, traductrice et spécialiste de la littérature japonaise, appuie cette conviction d’une fiction à retardement face à une réalité aveuglante, quasi absolue:  » La fiction ne peut surgir d’emblée de la mémoire des morts, de la douleur de l’absence, mais l’expérience est, elle, rapportée, relatée, diffusée; le témoignage crée la médiation nécessaire pour d’autres étapes. » Ryoko Sekiguchi l’expose à sa manière quand elle évoque cette position de témoin qui lui échappe:  » A vrai dire, je ne sais toujours pas d’où procède cette superposition d’images. Pour l’heure, j’enregistre, j’énumère. »

Et Michaël Ferrier de poursuivre avec les mots d’un autre, lui qui n’a de cesse d’intégrer Rimbaud, Bashô ou Antelme à son parcours sismographique du désastre, cherchant dans les images d’hier une substance à donner à ce qui a surgi sous ses yeux. « Il y a une belle phrase de Claudel qui dit: « Ecrire c’est poser quelque chose de très noir au bout de quelque chose de très pointu . » C’est vraiment ça: aller à la pointe de l’émotion, du concret, du sensible. C’est une opération qui nous fait descendre dans le chaos absolu et qui, en même temps, commence déjà à le penser. Il y a là quelque chose de terriblement revigorant, pour l’esprit et pour la vie. » Se frotter à l’irrésolu, fréquenter l’abîme littéraire pour mesurer celui de l’existence. Dans une interview accordée tout récemment à Télérama, le jeune romancier japonais Hideo Furukawa ne disait pas autre chose:  » Pour moi, le travail du créateur, ce n’est pas de fournir une réponse, c’est de garder la question éternellement vivante. » Et Ferrier de terminer, puisqu’un livre se doit de poser un point final sur une catastrophe continuée: « La littérature offre une prise possible, qui sera peut-être déçue ensuite, qui est fragile, provisoire, mais elle peut donner le sentiment de puissance modeste, de victoire précaire. C’est là sa raison d’être. » Une proposition de conclusion vacillante à une réalité qui n’en possède décidément pas, une conclusion malgré tout. l

RENCONTRE YSALINE PARISIS, À PARIS. ILLUSTRATIONS JULIE MASSY

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