LA CÔTE D’IVOIRE EN PROIE À L’INSTABILITÉ, ET C’EST LE COMBAT REGGAE DE TIKEN JAH FAKOLY QUI DÉMONTRE À NOUVEAU TOUTE SA PERTINENCE. RENCONTRE, QUELQUES SEMAINES AVANT SON CONCERT À FOREST.

« Tous les candidats ont pu librement faire campagne au nord, au sud, à l’est et à l’ouest du pays. (Alassane) Ouattara a gagné. Gbagbo doit partir. Il ne faut pas tricher. » C’était le 12 décembre dernier. Dans une déclaration à l’AFP, Tiken Jah Fakoly (1968, Odienné) livrait son opinion sur les événements qui secouent toujours son pays. Quelques semaines avant, on le rencontrait dans un hôtel bruxellois. Venue parler de son dernier album, intitulé African Revolution, la star ivoirienne du reggae ne mâchait pas ses mots, critiquant aussi bien les dirigeants occidentaux que les élites africaines.  » Les partis d’opposition ont souvent déçu en Afrique. Gbagbo, c’est 20 ans au pouvoir, après avoir passé 20 ans dans l’opposition. On ne peut pas dire qu’il ait foutu grand-chose… »

A qui vous adressez-vous en priorité? Au public africain ou européen?

Le message de ce dernier album s’adresse d’abord à la jeunesse africaine. Je veux leur dire que personne ne viendra changer l’Afrique à leur place. Il faut faire notre révolution. Le rêve de nombreux Africains, c’est de venir en Belgique, en France… Je leur dis que la Belgique n’est pas tombée du ciel, que les Etats-Unis ne sont pas tombés du ciel… Quand on regarde l’histoire de ces pays, on trouve une génération qui s’est levée et qui a dit stop. Stop à la corruption, stop à la mauvaise gouvernance, aux détournements de fonds, à tout ce qui retarde notre développement. Nous avons la chance de faire de ce continent un paradis. Il l’est déjà naturellement, avec toutes ses ressources! Nous n’avons pas à envier les pays occidentaux, il faut juste que l’on prenne notre destin en main.

L’Afrique change-t-elle?

Bien sûr. Mais lentement. C’est un continent qui sort de 400 ans d’esclavage, de plusieurs décennies de colonisation, et dont la plupart des pays n’ont que 50 ans en tant qu’Etat indépendant. Les Etats-Unis, en tant que nation, ont plus de 220 ans! Donc l’Afrique avance. Elle se trouve dans ce processus. Certaines choses qui ont eu lieu il y a 15, 20 ans d’ici, ne peuvent plus se passer aujourd’hui. On ne peut plus se permettre de faire n’importe quoi n’importe où en Afrique. Il y a une évolution. Le problème est que le peuple africain est un peuple qui manque de confiance, auquel on a fait croire qu’il est constitué de sous-hommes. L’Afrique à la télé, c’est le sida, la famine… On ne vous parle pas du Niger, en tant que 3e vendeur mondial d’uranium. La Côte d’Ivoire fournit 40 % de la production mondiale du cacao; le Ghana, 20 %. Comment ces pays-là peuvent-ils être pauvres?

En tenant un discours fort, vous êtes vous-mêmes dans une position difficile. Comment dénoncer les plaies de l’Afrique sans alimenter cette image de continent à la dérive?

Quand on a une maladie, il faut en parler. Sinon personne ne sait que vous avez mal. Personne ne cherche de remède. On doit faire notre autocritique. Je ne veux pas donner une mauvaise image, mais parler de la réalité. Il y a des problèmes. Une des solutions est d’insister sur l’éducation. Je reviens tout le temps sur le fait qu’on a besoin que la majorité soit alphabétisée. Quand la majorité des Africains sauront lire et écrire, les réflexions seront différentes.

Y a-t-il d’autres voix comme la vôtre en Afrique? On a l’impression que vous restez finalement assez isolé?

C’est dommage, je le déplore. Je ne dis même pas aux artistes de diriger, de faire de la politique. Mais nous sommes les seuls aujourd’hui qui avons le respect de la population. Nous sommes dans toutes les maisons, on nous écoute, on nous voit à la télé en train de danser… Je pense qu’on a un pouvoir, qu’on doit obligatoirement mettre au service du peuple. C’est ce que je fais moi. Je ne critique pas les autres, mais je trouve dommage qu’il n’y en ait pas plus qui s’engagent.

Pourquoi selon vous?

C’est un choix. Un exemple: sincèrement, je suis dans une situation financière aujourd’hui difficile. Pourtant, pendant les élections en Côte d’Ivoire, on m’a proposé des centaines de milliers d’euros pour venir faire un concert. J’ai préféré l’impartialité. Une question de conviction. Je ne fais pas de l’artistique alimentaire. Je considère le reggae comme une musique noble, une musique de combat, comme Bob Marley l’a pratiquée. Je suis dans ce registre-là.

2010 a été l’année des 50 ans des indépendances africaines… On en a finalement assez peu parlé, non?

C’est vrai… Personnellement, j’ai pris la responsabilité de ne pas fêter les indépendances. Parce qu’on ne va pas danser une indépendance qui n’existe pas. Vous savez, le premier souci des acteurs politiques du Congo reste de trouver des relais en Belgique… L’indépendance ne s’octroie pas, elle s’arrache. Tous les dirigeants qui ont arraché l’indépendance dans les années 60 ont été assassinés: Patrice Lumumba au Congo, Thomas Sankara plus tard au Burkina Faso… En Guinée, Sékou Touré a été marginalisé pendant toute sa présidence parce qu’il avait osé dire non au général de Gaulle en 58… On m’a contacté pour un concert au Mali. J’ai préféré dire non. D’ailleurs, qui était derrière la manifestation et qui a débloqué la majorité du budget? Le gouvernement français qui voulait encore faire danser les nègres ( sic)… Nous n’avons que la copie de l’indépendance. L’original doit encore être arraché.

Par contre, vous avez participé au Festival des arts nègres, qui vient de se tenir au Sénégal. Un Etat avec lequel vous étiez fâché, non?

C’est vrai. On s’est expliqué. Aujourd’hui, je ne suis plus interdit de séjour. J’ai été contacté. J’ai accepté parce que pour une fois, en Afrique, on va respecter la culture. On va pouvoir se rendre compte de la richesse et de la diversité de la culture noire. C’est important, cela fait partie de mon combat. l

TIKEN JAH FAKOLY, AFRICAN REVOLUTION, BARCLAY/UNIVERSAL.

EN CONCERT LE 04/02, À FOREST NATIONAL, À BRUXELLES.

ENTRETIEN LAURENT HOEBRECHTS

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