Au début des années 90, appuyés par MTV et les stations de radio commerciales, Nirvana et Pearl Jam transforment le grunge de Seattle en phénomène de société, habillent les ados de chemises à carreaux et jeans déchirés et font paniquer les vendeurs de shampooing. Plongée dans le monde et la musique de la Generation X.

Ce beau matin d’avril 1994, j’ai vu des filles de 16 ou 17 ans pleurer dans la cour de l’école. Puis aussi des garçons. Des costauds… Plutôt du genre caïds. Ceux qui d’habitude ne versaient une larme qu’avec une poussière dans l’£il… Ils ne semblaient pas trop dépressifs, se lavaient les pieds et la plupart se coupaient même les cheveux. La mort de Kurt Cobain ne les a pas moins ébranlés.

 » On verra encore paraître des tonnes d’articles célébrant la mort du grunge en agitant la facile comparaison avec Sid Vicious, mais, au fond, c’est juste la petite et triste histoire d’un type qui n’a jamais aimé vivre, qui a canalisé un malaise criant sous la forme d’un rock remarquablement poignant, et qui a mis fin à tout ça en se faisant sauter le caisson« , analysera Nick Kent dans le Mojo, célèbre mensuel musical britannique.

Désespoir. Sincérité. Jusqu’au-boutisme. En 3 mots, dont un composé, le grunge est plus ou moins résumé. A la source, le grunge, c’est une réaction aux réalités quotidiennes des années Reagan (président des Etats-Unis jusqu’en 1989). Le vent du désabusement, de la colère, de la frustration et de l’ennui. Un vent qui balaie les rues de Seattle, cité travailleuse à 155 bornes de la frontière canadienne, berceau de Boeing, de Microsoft, d’Amazon et de Starbucks, et souffle dans les longues tignasses d’une jeunesse abandonnée. Frappée par un mal-être profond, dépourvue de repères…

Réponse américaine à la déferlante punk de 1977, le grunge est LE courant musical de la Generation X popularisée par Douglas Coupland à travers son roman Generation X: Tales for an Accelerated Culture. Le X, référence aux Noirs analphabètes qui signaient d’une croix, qualifie une jeunesse sans identité. L’écrivain y raconte avec beaucoup de cynisme la vie de 3 mecs dans la vingtaine, sous-employés, désenchantés face au monde du travail. Dépeint les angoisses et frustrations d’une jeunesse qui ne se reconnaît pas dans les valeurs de ses parents.

Des Melvins à Nirvana

Si le grunge éclate à la face du monde comme une bombe à retardement en 1991 avec les sorties du Nevermind de Nirvana et du Ten de Pearl Jam qui feront de lui le style de hard rock le plus populaire des années 90, Green River, U-Men, Skin Yard et autres Melvins, posent les fondations du mouvement dès le milieu des eighties et sortent tous un premier single, EP, album entre 1985 et 1987.

Interrogé sur le style de ses premiers groupes (parmi lesquels Green River), Mark Arm, le futur chanteur de Mudhoney (nom emprunté à l’une des héroïnes de Russ Meyer, le cinéaste qui aime les actrices à gros seins) parle de  » Pure grunge« . Le terme, qui désigne grossièrement la crasse, plus précisément les croûtes et dépôts qui s’accumulent autour des orteils non lavés et sous les ongles, n’a rien de bien sérieux mais est repris par le label Sub Pop dans ses présentations. « Grunge » se met peu à peu à désigner le style de la scène locale dont Sub Pop est la maison mère. Fondée en 1986 par Bruce Pavitt et Jonathan Poneman, elle diffuse localement Mudhoney, Soundgarden, Nirvana bien avant que les majors daignent y jeter des oreilles intéressées dans lesquelles résonnent les tiroirs-caisses…

Profondément marqués par le hard rock et le heavy metal seventies de Led Zep, des Stooges et de Black Sabbath, le hardcore de Black Flag et des Dead Kennedys ou encore le mouvement alternatif au rang duquel on trouve Sonic Youth et les Pixies (on peut aussi trouver une filiation avec le Neil Young de Rust Never Sleeps), les grunges ont un son de guitare, crade, similaire à leur look, sale et négligé. Leur rock est pesant et dépressif. Se caractérise par l’attitude et le son primitif du punk.

 » Lorsque nous avons commencé, nous voulions un groupe qui soit à la fois extrêmement rapide, mais aussi le plus lent possible« , déclara un jour Buzz Osborne, chanteur et guitariste des Melvins qui a donné des cours de gratte à Kurt Cobain.

Car dans ses textes, comme dans son son, la scène grunge représente moins un genre musical monolithique qu’une scène, un mouvement collectif. La poésie du courant est souvent sombre comme les journées pluvieuses de Seattle mais les paroles peuvent se révéler très satiriques quand elles ne pleurent pas l’apathie sociale, l’ennui et le désir de liberté.

Contrairement au milieu du metal et à celui du rock en général, le grunge rejette par ailleurs le machisme. Il s’accompagne même d’un certain militantisme féministe. C’est dans sa foulée que s’est consolidé le mouvement Riot Grrrl.

Des dépôts-ventes aux défilés de mode

Malgré son éclatement sur un plan strictement musical, le grunge est un mouvement uni marqué par la multiplicité des collaborations entre les groupes et la libre circulation des artistes. On s’invite sur scène et sur disque. On échange des musiciens. On monte des projets parallèles plus ou moins éphémères. Pas étonnant qu’un Dave Grohl encourage la reformation d’Alice in Chains ou se retrouve sur scène pendant le concert de Pearl Jam, lors du dernier Rock Werchter, à reprendre le Kick Out The Jams du MC5. Ou même que Mark Arm travaille encore, du moins il y a 2 ans, chez Sub Pop où il envoie des colis depuis l’entrepôt.

Les grunges veulent en mettre plein les oreilles. Pas plein la vue… Ils rejettent les artifices. La pyrotechnie. Et leur look (comment ne pas évoquer leur look?) naît par la force des choses. Les jeunes musiciens de Seattle, qui n’ont pas un rond, s’habillent dans des dépôts-ventes. Des magasins de seconde main. Ils portent des chemises de bûcherons déjà usagées, des jeans usés jusqu’à la corde, des Converse ou des Vans pourries et des vieux bonnets en laine. Des vêtements peu coûteux qui permettent de faire face au climat frais et humide du nord-ouest américain. Au milieu des étendues de conifères et des monts enneigés.

On peut s’étonner, étant donné ses origines, que la presse féminine et les couturiers aient alors récupéré le style grunge pour en faire une mode.  » Kurt Cobain était juste trop fainéant pour se laver les cheveux« , note le journaliste Charles R. Cross. Mais le phénomène reflète le poids de MTV sur les jeunes générations et cette récupération commerciale d’un mouvement rétif à l’étiquette mainstream, méfiant par rapport au système et aux médias.

Au début des années 90, Eddie Vedder est désigné par ces médias comme le porte-parole de ces gamins livrés à eux-mêmes, apathiques, désespérés avant d’avoir vécu. Mais Pearl Jam, à tort ou à raison, incarne pour beaucoup le grunge FM. La commercialisation. Comme les Anglais de Bush et les Australiens de Silverchair. Loin de s’accommoder aux normes de l’industrie, la plupart des groupes grunge, les vrais, seront mal à l’aise avec leur popularité.

On a en 2010 pu voir Alice in Chains (reformé) et Pearl Jam (jamais disparu de la circulation) sur scène mais les addictions, les décès, les suicides, les séparations et un business qui se cherche de nouvelles vaches à lait éteignent la flamme grunge dès le milieu des années 90.

Si l’industrie est en déliquescence, Sub Pop a bien tenu le coup. Et ce sans s’accrocher désespérément au genre qui l’avait vu naître et grandir. Aussi étonnant que cela puisse paraître, 5 des meilleures ventes du label ont eu lieu après 2001. On trouve aujourd’hui dans son catalogue des artistes comme Fleet Foxes, Iron and Wine, Wolf Parade… Le look grunge n’est plus tendance aujourd’hui mais il reste des irréductibles, comme la nouvelle génération de folkeux à barbe, pour entretenir le mythe du musicien « bûcheron cracra ».

Envie de vous imprégner du sujet? On a déjà brièvement parlé littérature. On peut aussi évoquer le cinéma. Singles de Cameron Crowe qui dépeint la vie quotidienne à Seattle au début des années 90. Avec l’esprit grunge de l’époque. Et des extraits de concerts d’Alice in Chains et de Soundgarden. Ou encore Gummo, film d’Harmony Korine qui a participé à l’écriture du Kids de Larry Clark, et raconte l’histoire de 2 ados livrés à eux-mêmes qui tuent des chats pour les vendre à un boucher et sniffent de la colle. l

la semaine prochaine: les fluo kids

Texte Julien Broquet

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