Se souvenir d’oublier

© SUZANNE LANGEVIN

Un narrateur pétulant et non fiable, empêtré dans une vie pleine d’accrocs, règle ses comptes avec son pire ennemi et le reste de l’humanité.

Dans ce roman primé en 1997 avant d’être adapté au cinéma en 2010 et aujourd’hui publié dans une nouvelle traduction, nous voilà tout à trac pris dans le flux effervescent de souvenirs de Barney Panofsky. Un petit gars élevé à Montréal, dans le Mile End, parce que ses parents juifs émigrés ne pouvaient viser New York avec des poches vides. Dans les années 50, il sera l’un des membres d’une bohème hétéroclite qui éclusera les cafés de Paris en tentant de percer, qui en peinture, qui dans les lettres. Il vouera une admiration à Bernard « Boogie » Moskovitz, son mentor affichant un détachement notoire et revenu de toutes les expériences (ou presque). Panofsky exercera ses talents épiques aux Productions totalement inutiles, contre toute attente avec succès. Et se fourrera dans des situations inextricables avec trois femmes qu’il épousera: Clara, borderline jusqu’au geste fatal; Madame P., riche et superficielle; et enfin Miriam, élue de son coeur et mère de sa progéniture, qu’il espère tant bien que mal récupérer.

C’est qu’enfin arrivé à un âge supposé sagace, notre narrateur se retrouve englué tête-épaules et genoux-pieds dans une situation fâcheuse, un fiasco terrible. Son ennemi de jeunesse, l’auteur à succès Terry McIver, vient de publier Du temps et des fièvres. Il y accuse Panofsky d’avoir causé le suicide de Clara, d’être un escroc intellectuel et, de surcroît, le meurtrier de son meilleur ami.

Comme un ouragan

Comment mieux faire front aux humiliations qu’en troussant les faits comme personne, à défaut de se considérer comme un vrai auteur? Barney s’attèle donc, revanchard en diable, à écrire une contre-attaque salée sous forme de mémoires. Grand hic (et source d’amusement infinie pour le lecteur), son récit est corrodé par l’âge et l’alcool, et il n’est pas à une digression près. Hauts faits du hockey canadien, ou dernière blague potache jouée à des correspondants voulant lui proposer un projet de film insensé? Tout fait farine véhémente à ce moulin qui turbine à la mauvaise foi, épargnant bien peu de ses contemporains au passage. Qu’il s’agisse du nouveau mari de Miriam, de ses enfants ou des écrivains reconnus, chacun a droit à son addition:  » Evelyn Waugh était un arriviste et Frank Harris est sans doute mort puceau. » Mais qu’adviendrait-il si la raison première de sa rage s’asséchait d’un coup?

Se souvenir d'oublier

Publié à la fin de la carrière de Mordecai Richler, Le Monde selon Barney distille aussi certaines idées déjà développées dans Oh Canada! Oh Québec! Requiem pour un pays divisé (1992), pamphlet dénonçant les lois linguistiques et le nationalisme québécois. Comme son personnage-phare, Richler ne gardait, il est vrai, guère sa langue dans sa poche. Réjouissons-nous que la réédition de ce roman-bourrasque nous gratifie sans compter d’exquis bonbons pimentés avec une vraie longueur en bouche et un arrière-goût troublant de véracité.

Le Monde selon Barney

De Mordecai Richler, traduit de l’anglais (Canada) par Lori Saint-Martin et Paul Gagné, Éditions du sous-sol, 560 pages.

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