13 ans après Sensation, Charles Saatchi présente Newspeak, un nouvel instantané de l’art britannique en train de se faire. Coup marketing fumeux ou véritable coup de sonde?

Londres, 1997. La Royal Academy of Arts fait place à Sensation, une exposition très controversée qui va marquer les esprits. Des milliers de sujets de Sa Majesté découvrent Damien Hirst, artiste qui -à l’époque- dégage une puissante odeur de soufre. Une £uvre en particulier crée la polémique. The Physical Impossibility of Death in the Mind of Someone Living -en français, L’Impossibilité physique de la mort dans l’esprit de quelqu’un de vivant. Elle représente un requin flottant dans un aquarium rempli de formol. Ce requin -de 8 mètres de long- figé pour l’éternité n’est pas en résine, ni en fibres de verre. A la demande de l’artiste, il a été pêché au large des côtes australiennes et a échoué quelques jours plus tard congelé sur les quais de la Tamise. Triste fin pour le squale mais ce dirty job n’en a pas moins son prix: 28 000 livres sterling… avancées par Charles Saatchi, le plus important collectionneur de Grande-Bretagne qui a fait fortune dans la publicité -il a entre autres contribué à l’élection de Margaret Thatcher. Depuis 1990, Saatchi a pris Hirst sous son aile, ce qui ne sera pas sans répercussion sur la suite de sa carrière.

Il n’y a pas que Hirst que ce magnat a adoubé: la totalité des 110 pièces de Sensation fait partie de sa collection personnelle. Le bestiaire au formol n’est pas le seul à défrayer la chronique, les frères Chapman -Jake et Dinos- plantent un sérieux couteau dans le dos du flegme britannique en donnant à voir Fuck Faces, des sculptures d’enfants dont la bouche et le nez sont remplacés par des sexes et des anus. Shocking!

L’émoi envolé, Sensation est passée à la postérité comme l’exposition qui a révélé les YBA -pour Young British Artists- à la face du monde. Il n’en fallait pas plus pour que l’art contemporain britannique tienne en la personne de Charles Saatchi son nouvel oracle. Conséquence collatérale? Damien Hirst est devenu l’un des artistes les plus chers et les mieux cotés au monde. Conséquence directe? La collection Saatchi n’en a que plus de valeur. La boucle est bouclée.

No sex, no drugs…

Londres, 2010. Treize ans plus tard. Saatchi remet le couvert. Cette fois, à Chelsea, du côté de Sloan Square, dans l’imposant musée qui porte son nom. L’exposition Newspeak: British Art Now est en passe de squatter l’été londonien. Le collectionneur a retenu la leçon de Sensation: créer l’événement revient à prendre le pouvoir et façonner l’avenir proche de l’art selon son bon vouloir. De mécène, Saatchi serait-il devenu un pygmalion donnant dans la prophétie auto-réalisatrice?

Toujours est-il qu’il livre un panorama de 29 artistes censés représenter l’art contemporain britannique en train de se faire. Que peut-on déduire de cette photo de famille forcément artificielle? Ce qui saute aux yeux, c’est l’absence de caractère polémique se dégageant des £uvres. No sex, no drugs, no rock’n’roll… Les nouveaux YBA arborent pantalon repassé dans les plis et raie au milieu. Bien plus surprenant encore, on ne pointe aucun discours politique chez ces premiers de classe. Au moment où l’état du monde suscite questions et prises de position, cette particularité tend à accréditer la thèse de ceux qui constatent la fin de toute idéologie. Plutôt conformistes, les artistes présentés s’appliquent surtout à s’inscrire dans le cours de l’histoire de l’art en en réinterprétant les contours.

C’est d’ailleurs de façon très symptomatique la peinture qui se taille la part du lion de l’exposition. Peu d’installations et de sculptures mais, surtout, pas de photo et de vidéo. Le tout pour un constat qui va à l’encontre de l’ambition avouée de l’exposition. Newspeak fait allusion à la novlangue d’Orwell avec l’intention d’en prendre le contrepied. Pour rappel, cette langue inventée par l’écrivain britannique dans son roman 1984 a pour caractéristique de s’appauvrir chaque année. Newspeak tel que l’entendent Saatchi et ses conseillers est supposé établir la preuve que  » la gamme des langages visuels exploités par les artistes britanniques d’aujourd’hui n’en finit pas de s’étendre et de se multiplier« . Il y a donc de quoi être surpris -sans que cela veuille dire pour autant que la sélection soit sans intérêt ( cf. encadré)- de constater le champ serré dans lequel évolue l’ensemble des £uvres. Dans le même esprit, on ne peut pas ne pas être frappé par le caractère souvent figuratif du travail présenté. L’abstraction -tout comme le minimalisme- n’est pas vraiment à l’ordre du jour. Tout cela mène à une question cruciale: l’aperçu que propose la galerie est-il un reflet fidèle de la scène plastique britannique ou trahit-il l’âge avancé d’un collectionneur qui n’a plus l’envie de s’encombrer de remous? Sachant que ce que Saatchi désigne aujourd’hui -à la façon du pape qui consacre par imposition des mains- a toutes les chances d’être parole d’évangile gravée dans le marbre demain… Et donc de baliser de nouvelles ornières pour la création.

Au final, on quitte Newspeak mi-figue, mi-raisin. Côté bonnes nouvelles, on est ravi de constater que l’art contemporain britannique ne va pas aussi mal que pouvait le laisser présupposer les derniers lauréats du Turner Prize. N’empêche, on peut aussi se demander si, plus largement, il n’y a pas quelque chose de cassé au sein de la création artistique européenne. Tout se passe comme si un élan vital faisait défaut. Du coup, revient sur le tapis l’hypothèse d’une révolution copernicienne de l’art. Le nouveau centre de gravité se situerait-il désormais en Inde ou en Chine? Beaucoup le pensent. l

Newspeak: British Art Now, Saatchi Gallery, King’s Road, à Londres. Jusqu’au 21/10. www.saatchi-gallery.co.uk Renseignements sur www.visitbritain.be et sur www.visitbritaindirect.com

Texte Michel Verlinden, à Londres

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