Ysaline Parisis
Ysaline Parisis Journaliste livres

LE GRAND SOMMEIL. LES PREMIERS PAS DE L’ESSAYISTE CÉCILE GUILBERT SUR LE DÉLICAT TERRAIN DE L’AUTOFICTION. ENTRE DESCRIPTION CLINIQUE ET CHANT D’AMOUR, UNE DOUBLE RÉANIMATION.

DE CÉCILE GUILBERT, ÉDITIONS GRASSET, 272 PAGES.

On n’attendait pas Cécile Guilbert sur ce terrain-là. Auteure de livres sur Saint-Simon, Guy Debord ou Andy Warhol (Warhol Spirit, Prix Médicis 2008), l’essayiste livre aujourd’hui dans Réanimation un « roman d’inspiration autobiographique ». Autant dire une autofiction pure et dure, puisque le livre est directement tiré d’un épisode de son histoire intime. Un matin de 2008, le mari de Guilbert, 50 ans, photographe, se réveille foudroyé par un mal étrange. Les symptômes sont insolites, la douleur inédite: on détecte un cas de « cellulite cervicale » -infection rare qui entame les tissus du cou et engage le pronostic vital. Immédiatement plongé dans un coma artificiel à durée indéterminée, Blaise se mue du jour au lendemain en « homme-machine », son corps dénudé, tuyauté, déshumanisé appartenant soudain bien plus à l’hôpital qu’à leur histoire. Une histoire jusque-là tranquille de couple intello sans enfants à la fusion insouciante et durable: en quelques pages à peine, absolument magnifiques, Guilbert balaie d’entrée de jeu la beauté de ces années, faisant mesurer le vertige d’une séparation qui s’installe entre deux êtres ayant vécu accrochés l’un à l’autre, sans imaginer se quitter jamais. Ce gouffre de silence, il lui faut l’assumer seule, tandis que tout se déréalise autour -des sièges de couloir d’hôpital à l’agenda délaissé par Blaise, empli d’échéances soudain intenables. Passé le choc, Guilbert entame un journal de l’attente, où elle consigne les moindres détails de sa vie sans lui. Commence alors un dialogue inédit entre la réanimation littérale -le service post-opératoire de l’hôpital- et la réanimation littéraire d’une femme à elle-même, le long d’une parenthèse de temps imposée, inespérée où ressuscitent sa solitude oubliée, sa liberté et ses pensées enfouies. La découverte, aussi, d' »une possibilité d’élargissement, vers la fantaisie, le caprice, la lubie« .

Warhol Spirit

C’est là, dans ce récit qui progressivement vire au « je » tout en se détachant du simple témoignage, aussi fort soit-il, que Cécile Guilbert réussit la rencontre du récit clinique (on passe beaucoup de temps « en réa », bunker stérilisé, sas désensibilisé, à contempler les gestes répétés des infirmiers, des médecins) et d’une lettre d’amour extrêmement habitée, douce, charnelle à l’homme endormi. Entre les deux, son parcours est caillouté de références à Edgar Allan Poe, Holbein, de relectures de Grimm ou Andersen (la narcose, thème fétiche des contes de fées). A priori rétive à la photo, Cécile Guilbert se surprend aussi à réaliser une série de portraits de Blaise, corps flottant entre deux mondes, esprit aux abonnés absents. Elle entrouvre par là une réflexion sur l’image, nourrie des pensées et réflexions de « l’albinos » (c’est le surnom d’Andy Warhol dans le livre), artiste-pape à qui elle vient de consacrer deux ans de sa vie, et dont le spectre laiteux plane joliment sur l’expérience.

Parti d’un thème plombé promis au pathos et aux contours anesthésiés, le récit de Cécile Guilbert parvient à transporter à chaque instant un puissant élan vital et solaire. A croire qu’on ne convoque jamais aussi bien la lumière que quand on a flirté avec l’ombre. « La mort et la vie s’entrechoquent comme le silence et la foudre« , nous répondrait l’écrivain et philosophe Georges Bataille, si justement mis en exergue de cette bouleversante Réanimation.

YSALINE PARISIS

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