IL Y A 40 ANS, LE HIP HOP NAISSAIT DANS LE BRONX AVANT DE CONTAMINER LA PLANÈTE ENTIÈRE. L’OCCASION POUR L’AB DE FÊTER ÇA AVEC UNE SEMAINE DE CONCERTS, DOCU, CONFÉRENCES… D’ICI LÀ, DJ LEFTO CHAUFFE LES PLATINES AVEC DIX INCONTOURNABLES.

Il est toujours compliqué de dater le début d’un mouvement. Pour le hip hop et le rap, tout aurait commencé avec une fête. « C’est devenu un mythe, un mythe fondateur, cette fête dans le West Bronx à la fin de l’été 1973, écrit ainsi Jeff Chang dans sa somme Can’t Stop, Won’t Stop. Pas pour les invités -une centaine de gamins et de parents du coin- ni pour le décor -une modeste salle des fêtes dans un nouveau complexe d’appartements-, pas même le lieu où elle prit place. » Non, si la party a donné le signal de départ, c’est parce qu’un DJ d’origine jamaïcaine y posa pour la première fois les bases d’une esthétique. « L’Histoire s’en souvient comme de la nuit où DJ Kool Herc s’est fait un nom. »

Plus de 40 ans plus tard, la fiesta est devenue mondiale. Un mouvement culturel qui a non seulement infiltré le mainstream, mais l’a aujourd’hui complètement redéfini à bien des égards. Pas certain que Lefto en cautionne d’ailleurs toutes les dérives. « Curateur » des festivités programmées à l’AB, il est l’un des principaux DJ hip hop/groove du Royaume, valeur sûre qui joue régulièrement à l’étranger (quand on le rencontre, il digère encore un jetlag asiatique). Son regard sur la scène actuelle? En général, « il y a une tendance aujourd’hui, renforcée par Internet, à se mettre fort en avant. Il y a toujours eu de l’ego trip dans le rap. Mais aujourd’hui, il masque trop souvent la musique au lieu de s’appuyer dessus. » Il reste cependant plein de raisons de continuer à écouter du hip hop. Celui d’aujourd’hui, comme « Tyler The Creator, Joey Badass, Chance the Rapper, Schoolboy Q, ou Raury… » Ou celui d’hier et d’avant-hier. Exemple avec dix classiques sélectionnés par le maestro Lefto.

Slum Village Fan-Tas-Tic (Vol. 1) (2005)

« Depuis toujours, je suis fan de J Dilla, ici aux manettes du disque. C’est un immense producteur. Il est mort il y a quelques années d’une maladie orpheline (une anomalie dans le sang qui l’a emporté en 2006, âgé d’à peine 32 ans, ndlr). Il a développé un son particulier, une technique bien à lui. Un truc très soulful, voire jazzy, mais découpé, haché et remonté de manière iconoclaste. Il choisissait parfois des échantillons très classiques. Mais il les triturait dans tous les sens pour en faire quelque chose de méconnaissable. On avait l’impression d’entendre quelque chose de complètement nouveau. Dans ce cas-ci, l’album a typiquement le son que vous attendiez d’un enregistrement réalisé à Detroit: un groove un peu rêche, sale. Les mecs de Slum Village n’étaient peut-être pas les meilleurs MC’s du monde, mais l’ensemble sonnait très juste. »

Madvillain Madvillainy (2004)

« Madlib aux côtés de MF Doom. Soit l’une des meilleures associations de l’Histoire du rap, sorti sur le label Stones Throw. D’un côté, les beats de malade de Madlib, de l’autre les paroles génialement abstraites de MF Doom, planqué derrière son masque de fer. C’est un disque à part, créatif, malin, peut-être parfois trop. Ils ont mis un petit temps avant de venir en Belgique. Mais quand ils sont passés finalement au VK à Molenbeek, je me souviens qu’ils ont complètement retourné la salle. C’était la folie. Si j’ai déjà vu Doom sans son masque? Oui, bien sûr, souvent. Il me l’a même déjà prêté pour que je l’essaie. »

Jeru The Damaja The Sun Rises In The East (1994)

« C’est l’époque dorée du label Payday Records, avec un disque produit quasi entièrement par DJ Premier. Jeru The Damaja réussit aussi à rendre parfaitement l’ambiance de Brooklyn de cette époque-là, dans tout ce que le coin pouvait avoir de sombre, de rude, avec des sons assez dark. Son flow correspond également bien au moment. C’est important de coller à l’époque. Je ne pourrais pas aimer aujourd’hui un mec qui rappe comme dans les années 80. Il faut que cela sonne frais et moderne, pertinent. Un mec comme MF Doom est une exception: il a une sorte de flow intemporel. Ou mieux: toujours un peu en avance. Ce mec, c’est le futur. »

Outkast ATLiens (1996)

« Le son du Sud! (Outkast vient d’Atlanta, Géorgie, ndlr). Andre 3000 et Big Boi ont réussi à créer un groove différent, unique, ce qui est une vraie force. On pourrait presque dire que ce n’est plus du hip hop. Ils partent en tout cas sur autre chose, un rap moins conventionnel. Une musique peut-être moins agressive, plus positive, un peu plus funky. Un peu plus pop aussi, mais tout en restant crédible. »

Gangstarr Hard To Earn (1994)

« Le seul disque que j’ai fait signer, par Guru. Ici aussi, on a l’impression d’entendre le son de New York. Les vidéos ont joué un grand rôle là-dedans, pour recréer l’atmosphère de l’endroit où est née cette musique. Vous pouviez voir les clips passer en boucle sur Yo! MTV raps. Quand je réécoute le disque, j’ai toujours les images en tête. »

Kendrick Lamar Good Kid, M.A.A.D City (2012)

« L’un des meilleurs disques de ces dernières années. Un véritable album avec plein d’interludes qui tiennent l’histoire ensemble. C’est également un beau compromis entre l’efficacité commerciale et le goût pour l’underground. Il raconte une expérience personnelle avec un flow génial. Quand Kendrick Lamar rappe, il réussit à raconter des choses très intenses et à faire passer des émotions qui peuvent vous donner la chair de poule. »

Nas Illmatic (1994)

« Un peu comme le premier album de Mos Def (Black On Both Sides), Illmatic a été réalisé par une série de producteurs différents, mais malgré ça réussit à dégager une atmosphère et un son uniformes, cohérents de bout en bout. C’est le premier album de Nas, mais il parvient à construire une même vibe de bout en bout. Dès les premières secondes, avec le bruit du métro, on est dans le Queens. Les textes sont aussi très profonds. C’est l’un des albums-clés de cette période, à un moment où la West Coast n’était nulle part. J’avoue que j’ai toujours écouté davantage de rap de la Côte Est. La Côte Ouest est davantage tournée vers le p-funk, qui est une musique qui me parle moins. Après, la liste ne fait que dix titres aussi: si elle avait été plus longue, j’aurais très bien pu y rajouter Snoop Dogg, NWA, The Chronic de Dre… »

Wu-Tang Clan Enter The Wu-Tang (36 Chambers) (1993)

« Le disque qui marque le début d’une époque très sombre, réalisé par une sorte de dream team du rap (le groupe a compté jusqu’à une dizaine de personnes, ndlr): de Method Man à RZA, Ol’ Dirty Bastard, Ghostface Killah… Ce sont des mecs super créatifs. Dès le départ, ils ont mis au point toute une mystique, se présentant masqués sur la pochette. Ils avaient une approche très conceptuelle des choses, en s’appuyant sur l’univers des arts martiaux, des samouraïs ou même du jeu d’échecs… »

A Tribe Called Quest Midnight Marauders (1993)

« Album parfait d’un bout à l’autre, de Oh My God avec Busta Rhymes à Electric Relaxation. Peut-être encore plus abouti que le précédent The Low End Theory. A Tribe Called Quest faisait partie de ce qu’on a appelé The Native Tongues, ils délivraient un message d’unité. Même les interludes sont intéressants. A chaque moment, il y a la volonté de pousser à réfléchir, de conscientiser sans que cela ne devienne trop lourd. La pochette est également une vraie réussite (revisitée spécialement pour Focus par le graffeur américain Koor en page 25, ndlr). »

The Notorious BIG Ready To Die (1994)

« Probablement, le meilleur MC de l’Histoire. Un rappeur qui maîtrisait complètement l’art de la punchline. Avec la majorité des MC’s, vous devez écouter attentivement, parfois aller chercher sur des sites comme Rap genius (site spécialisé dans l’analyse des textes de rap, ndlr) pour comprendre ce qu’ils racontent. Pas avec Biggie. Vous pigiez directement de quoi il était question, et après trois écoutes, vous pouviez reprendre les paroles. C’était un vrai génie. Un morceau comme Suicidal Thoughts, par exemple, vous file des frissons. Après, il y a toute l’histoire derrière, la rivalité entre la Côte Ouest et Est, sa mort… (en 97, le rappeur se fait assassiner de quatre balles, tirées d’une voiture à un carrefour. L’auteur du meurtre n’a pas été identifié, ndlr). »

TEXTE Laurent Hoebrechts ILLUSTRATION Koor

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